Dépasser les défis

Une vision bouddhiste du monde et de la crise : il y a deux ans, le Gyalwa Karmapa a publié un article dans le Huffington Post sous le titre de « Apprendre de Lehman ». « il est crucial d’être conscient de tout ce qui se passe dans le monde et d’y être relié. » dit-il. Il montre, sans le dire, comment les valeurs d’une voie comme le bouddhisme peuvent s’inscrire dans une société laïque.

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Le samedi 15 septembre marque les quatre ans de la chute des frères Lehman, le début de la crise économique. Même si nous avons vu et éprouvé la douleur et la peine causées par le système économique à tant de monde sur la planète, nous ne pouvons pas non plus oublier que, dans le passé, ce système a été prévu pour être quelque chose de bon et de bénéfique à chacun. Nous devons nous souvenir qu’il faut savoir associer les qualités de compassion et de sagesse à tout ce que nous faisons, en matière d’économie tout comme dans nos vies quotidiennes.

Depuis que j’ai commencé à voyager, il y a près de quatorze ans, j’ai visité de nombreux pays très différents. Si ces voyages m’ont beaucoup appris, la tournée européenne de cette année, « La Richesse de l’Europe », a été particulièrement instructive. J’ai rencontré de nombreux jeunes, y compris les jeunes ambassadeurs du Prince’s Trust, et je les ai écoutés parler de ce qu’ils traversent, de ce qu’ils éprouvent au sujet de la vie, de la situation économique actuelle et aussi de leur façon d’imaginer le futur.

Il y a toujours une façon de dépasser les défis.

Il y a toujours une façon de dépasser les défis.

Nous sommes tous reliés

J’ai également compris grâce à ces échanges qu’aussi longtemps que nous prenons naissance en tant qu’êtres humains et que nous vivons dans ce monde, peu importe la vie que nous menons, nous sommes tous reliés avec tous les individus et toutes les sociétés de cette planète et nous ne pouvons pas fuir les responsabilités ni les circonstances mondaines.

Même pour moi, enseignant bouddhiste qui essaie de suivre le chemin du Bouddha Shakyamuni, il est crucial d’être conscient de tout ce qui se passe dans le monde et d’y être relié.

C’est avec cet état d’esprit que j’ai mis en place l’initiative de « La Richesse de l’Europe ». Plus de 700 jeunes européens ont partagé leurs inquiétudes, leurs aspirations et leurs priorités dans un sondage au cours des dix dernières semaines. Les résultats du sondage ont clairement montré que la grande majorité des jeunes classe les valeurs non matérielles plus haut que la richesse matérielle. Grâce à ce que j’ai appris des enseignements du Bouddha, je m’attendais déjà à ces résultats. Néanmoins, ils sont pour moi très encourageants, très inspirants et me donnent beaucoup d’espoir.

Les qualités demeurent en nous-mêmes

Aussi déroutantes que les choses puissent parfois paraître lorsque nous considérons l’état du monde, il y a toujours de l’espoir et une façon de dépasser ces défis. En particulier lorsque nous voyons le potentiel des jeunes, tout ce dont nous avons besoin est de partager et de communiquer. Lorsque nous échangeons nos points de vue et nos réflexions, les qualités que nous avons tous émergent naturellement. Sans communication, nous pouvons entretenir toutes sortes d’idées et de moyens positifs, mais ils restent en sommeil. Cependant, dès que nous commençons à communiquer, même la plus infime des ressources devient vraiment vitale et efficace.

Inutile de nous mettre sous pression pour changer ou réformer le monde : en étant conscients et en ayant une communication claire et constante, nous pouvons en avoir une vue et une perspective holistiques. Prenons le simple exemple de l’initiative de « La Richesse de l’Europe » : quelques pensées et idées ont été partagées, elles ont apporté davantage de conscience de la richesse de l’Europe à travers le regard des jeunes.

Forts de cette pensée, nous savons naturellement que nous devons nous concentrer sur notre richesse intérieure — que nos qualités intérieures sont les facteurs les plus importants pour vivre une vie porteuse de sens. Grâce à ces qualités, nous acquerrons également une sagesse pour savoir comment entrer en relation avec les valeurs matérielles, dans quelle mesure nous devons utiliser la richesse matérielle et comment le faire avec responsabilité.

J’espère qu’une plus ample communication nous permettra à tous d’amener cette conscience dans le monde entier, afin que chacun puisse apprendre et à appliquer les leçons du passé.

Karmapa Thayé Dorje

La déception ? Une alliée !

Une relation est un long chemin à parcourir à deux. C’est une rencontre qui se nourrit, s’approfondit. C’est l’opportunité de se rencontrer soi-même et l’autre. C’est un chemin de réajustement, de clarification. C’est aussi un chemin de déception et de découvertes réjouissantes.

Sans que nous nous en rendions toujours compte, notre fonctionnement qui ne nous permet d’avoir accès qu’à notre propre représentation de notre réalité et à celle de l’autre, nous amène à éprouver déception et contrariété. Je ne l’aurais pas cru capable de faire ceci, de dire cela, il ou elle me déçoit…

Mais qu’est-ce que la déception ? La déception envahit l’esprit, elle fait douter de soi, de l’autre, elle suscite la colère et le rejet. Mais à bien y regarder, la déception montre que ma vision de l’autre, de la situation et même de moi-même n’était pas juste.

Je n’ai accès qu’à ma vision de la réalité, et le meilleur moyen de sortir de mes représentations figées, c’est d’accueillir la déception comme opportunité de rencontrer le non su, le non vu, l’inconnu. C’est l’opportunité d’un réajustement, parce que ce que j’envisageais comme « une évidence » n’est pas la réalité !

Accepter que ma vision ne soit pas juste puisque les circonstances me prouvent que les choses ne se passent pas toujours comme je le voudrais, que les êtres ne sont pas nécessairement tels que je me les représente. Et que s’ils sont différents de ce que je croyais, cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas justes, ni bons, ni intelligents. Ils sont autres, différents de ma représentation, c’est tout.

culpabilite

Je n’ai accès qu’à ma vision de la réalité

Intéressant d’aller voir du coté de l’étymologie, (« deceptio » du latin tardif) signifie « tromperie », « tromper ». Face à une déception nous avons tendance à croire que ce sont les autres qui se trompent, qui nous trompent, lorsque nous sommes déçus, alors que c’est « moi » qui me suis trompée en envisageant l’autre comme je voudrais qu’il soit !

Si je suis déçue, je me trompe et à moi d’en assumer la responsabilité sans jeter la pierre sur celui ou celle qui me déçoit. Plus facile à dire qu’à vivre bien souvent ! Lorsque nous sommes déçus, nous ressentons que c’est l’autre, les autres qui nous déçoivent et non pas que nous nous sommes trompés dans notre représentation.

Par exemple, je pense que mon amie me connait suffisamment pour reconnaitre mes compétences, ma valeur, mes forces, mais aussi mes manques, mes lacunes ou mes fragilités. Or, sur un point qui pour moi est très important, supposons la reconnaissance de ma place dans une entreprise, en une phrase, elle m’en dénie la légitimité : « ce qu’il faudrait ici, c’est une autre secrétaire « , et ce, devant tous mes collègues ! Or, je suis secrétaire…

Imaginez ma déception ! J’entends mon amie dire qu’il faudrait une secrétaire « autre », plus compétente que moi ; mais peut-être qu’elle voulait dire c’est : « il faudrait une secrétaire supplémentaire » ! Comment savoir si ce n’est en clarifiant avec elle, seulement la déception dresse une barrière entre elle et moi, ma colère invalide une quelconque discussion et je reste enfermée sur mes doutes !

Trungpa Rinpoché, un maitre bouddhiste tibétain dit à propos de la déception dans son ouvrage « Pratique de la Voie Tibétaine » : « La déception manifeste que nous sommes fondamentalement intelligents. On ne peut la comparer à rien d’autre ; elle est si nette, précise, évidente et directe. Si nous pouvons nous ouvrir, nous commençons soudain à voir que notre attente n’est pas pertinente, comparée à la réalité des situations que nous affrontons, et automatiquement surgit un sentiment de déception. »

La déception, une porte d’entrée vers plus de clarté, voilà à quoi nous incite cette réflexion. Rencontrer la déception, y voir nos attentes déçues, et réajuster notre regard sur nous-même et sur les autres. L’entrainement sur la chemin bouddhiste nous invite à regarder notre fonctionnement avec bienveillance et développer une plus grande clarté sur nos dysfonctionnements, afin d’aller vers plus discernement et de générosité.

Anila Trinlé

Quatre entrées en la voie du milieu

La voie médiane est un moyen de ne pas se faire piéger. Elle n’est pas un consensus mou, elle est la brèche à trouver dans chaque situation, un déséquilibre stable. La voie du milieu est un entrainement, une façon d’éprouver les situations sans se faire illusionner.

Quatre exemples :

1. La voie du milieu des émotions 

Nous sommes sans cesse soumis aux émotions, elles colorent notre esprit, elles décident de notre perception. Bien souvent, elles agissent à notre insu.

– Extrême 1 : nous taisons l’émotion, on s’assoit dessus, on la colle au placard, bref, on la refoule. C’est alors la cocote minute qui, doucement, se met sous pression.

– Extrême 2 : nous exprimons l’émotion, malgré nous ou volontairement. « C’est de l’énergie qui se consume », se dit-on. Mais exprimer l’émotion a des conséquences et en plus, elle aveugle.

– Le milieu : apprivoiser l’émotion. Nous ne sommes plus dupe, on sait quand elle s’élève, on en connait les effets et au final, elle se dissipe. Peu à peu, elle ne nous contamine plus, il y a suffisamment d’espace pour la laisser être.

2. La voie du milieu de l’erreur 

Se tromper est inhérent à l’action. Que ce soit par le manque ou par l’excès, la justesse nous fait défaut. Trop de causes et trop de circonstances que pour maîtriser les situations, l’erreur nous dépasse.

– Extrême 1 : nous culpabilisons. Nous ne collons pas à ce que nous devrions être, nous nous sentons hors cadre. On se pense mauvais avec un sentiment d’irréparable. On est mal.

– Extrême 2 : on s’en fout, même pas mal, même pas peur. On plonge dans la négligence. On préfère regarder ailleurs. On verra plus tard.

– Le milieu : reconnaître l’erreur. Elle n’est jamais aléatoire, elle nait d’un contexte,  elle a son histoire. Elle est un symptôme et nous donne des clés. On peut réparer, on peut en apprendre.

3. La voie du milieu de la relation

Nous sommes toujours en relation. Parfois on aime, parfois non, parfois ça le fait et parfois ça gratte mais, toujours, nous sommes en lien. L’altérité nous interpelle, l’autre nous questionne, juste par ce qu’il est.

– Extrême 1 : complaisant, nous nous adaptons a tout prix ;  indulgent, toujours nous pardonnons. La relation est mièvre, fade, même si on fait bonne figure.

– Extrême 2 : intolérant, nous jugeons. L’autre est trop différent pour nous ; sourde condamnation de ce qu’il dit, de ce qu’il fait, de ce qu’il pense, même si on fait bonne figure.

– Le milieu : comprendre l’autre. Il est comme nous, il est vivant. Il cherche, pour sa pomme. Il navigue comme il peut, insatisfait.  Et il peut changer.

4. La voie du milieu de la méditation 

La méditation est un entraînement à la non distraction. Elle ouvre à un autre mode de connaissance de nous-mêmes et donc des autres. Elle pacifie et clarifie l’esprit.

– Extrême 1 : il n’y a rien à faire, on se relaxe, on se détend. Nous recherchons le bien-être, la simplicité. Méditer c’est être bien, en harmonie ; on pondère.

– Extrême 2 : rien n’y fait, on se bat, on torpille les pensées, elles nous encombrent. Nous cherchons le calme, l’apaisement. Que plus rien ne se passe et nous serons bien.

– Le milieu : éprouver le mouvement. Le laisser advenir, libre. Se détendre mais en vigilance, attentif mais en ouverture. Trop tendu, on relâche, trop ouvert, on revient. Méditer c’est voir sans se faire avoir.

D’un extrême à l’autre, nous sommes ballotés au gré des circonstances. L’extrême, parfois, est sournois, parfois il est extrême. Il est habitude, il est notre norme. Le débusquer, le démasquer et le dissoudre, telle est la voie médiane. Mais alors, que reste-t-il ? Du prendre soin à chaque fois renouvelé.

Puntso

[ Dans cet article, la voie médiane n’est pas abordée en tant que système philosophique établit par le Bouddha et développé plus tard par Nagarjuna ; il s’agit d’un état d’esprit tel qu’enseigné dans le bouddhisme. ]

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La communication toxique (mais pas que)

La communication comme entrainement

La communication est toujours au service de quelque chose : elle n’existe pas pour elle-même. Evidemment, elle informe mais elle a bien d’autres fonctions : nourrir une relation, clarifier un projet, détendre ou répondre à une angoisse face au silence, elle comble ou elle construit, elle manipule aussi.

La communication est un composé : en plus du message que nous souhaitons transmettre, il y a les éléments intérieurs comme la motivation, l’émotion, le mental, le corps, le langage, etc. Il en va de même pour celui vers qui nous communiquons. La communication est, de fait, altérité. Et puis, il y a l’environnement, le contexte. Nous maîtrisons certains de ces éléments mais d’autres nous échappent. En percevant cette dimension composée, nous ne vivons plus la communication comme un tout monobloc ; cela donne des portes d’entrées pour la travailler.

La communication est une dynamique : il n’y a pas de communication immobile, elle est toujours interaction et elle s’inscrit dans la durée. La communication est mouvement, elle peut donc évoluer ; elle a d’ailleurs souvent besoin de temps. Cela signifie également qu’elle est progressive, et travaillable.

La communication est forte de conséquences : elle n’est pas anodine car elle  est le moyen d’exprimer du sens et, même, de participer à son élaboration. De ce point de vue, elle est une force car elle a une influence sur l’environnement, sur l’autre et sur nous-mêmes.

Pour ces différentes raisons, la communication idéale n’existe pas. Elle dépend des circonstances, de l’état d’esprit, elle demande des réajustements, elle se construit. La communication est entraînement.

La communication éthique

Dans le cadre du bouddhisme, la communication a pour propos de faire sens et de construire une cohérence. Il s’agit d’abord de déployer une communication qui ne nuit pas, qui ne génère pas plus de confusion (sauf si celle-ci est une étape vers plus de clarté). Ensuite, la communication est une ressource c.à.d qu’elle nourrit le but que nous nous sommes donné. Et enfin, le propos de l’entrainement est d’aboutir à une communication fertile. Elle tient alors compte de l’environnement et de l’interlocuteur (ses besoins, son rythme, ses modes relationnels). Elle est soutenante.

Les communications toxiques 

Quelques points de repères formels pour repérer les modes de communication qui entravent la cohérence, qui détournent du sens choisi.

La communication qui trompe : c’est la communication des sous-terrains qui ne dit pas ses intentions. Dans cette façon de communiquer, il y a un décalage entre notre motivation réelle et celle que nous exprimons. Nous trompons notre interlocuteur à notre propre profit. Nous manipulons les faits, le réel. D’une manière ou d’une autre, ce mode d’échange empêche la confiance. On trouve aussi dans cette façon de faire, les promesses non tenues, les mensonges du quotidien et tout ce qui ment sur ce que nous sommes en réalité.

La communication clivante : elle empêche l’harmonie, elle sépare, elle monte les uns contre les autres, toujours à notre profit. C’est dans ce contexte que nous pouvons comprendre la force des mots : calomnies, dénigrements ou insinuations, que la personne concernée soit là ou non, modifient le regard et la perception que l’on en a. Parler de l’autre c’est proposer une manière de l’envisager.

La communication blessante : c’est la flèche décochée dont on sait qu’elle sera douloureuse pour l’interlocuteur. C’est comme si il y avait un secret plaisir à esquinter l’autre. Qu’elle soit directe ou insidieuse, matinée d’humour ou dure, la parole blessante laisse des traces, elle nourrit les afflictions.

La communication insouciante : c’est la parole sans conscience, l’anodin, le futile qui semble être au service de rien mais qui joue quand même de son influence. Cette parole insouciante aboutit à un moment ou un autre aux trois communications toxiques précédentes ; l’absence de vigilance laisse la place à une parole qui ne maîtrise plus son message, qui se laisse déborder par le langage. Elle peut aussi être juste mais adressée ni au bon interlocuteur, ni au bon moment. Elle est gaspillage.

Le propos est de dégager notre communication de ces quatre aspects afin qu’elle participe à la cohérence de l’éthique. Mais cela ne s’improvise pas. Même sans être mal intentionné, nous savons bien comment il est aisé de tomber, par la force des habitudes, dans l’une ou l’autre de ces communications toxiques, voire même de les combiner. Non seulement cela ne s’improvise pas mais nous ne pouvons nous forcer à nous en extraire. Il nous faut donc rassembler les conditions qui nous permettent de nous entrainer à une juste communication.

Oui, mais…

Néanmoins, ne nous laissons pas prendre par la forme. Un exemple issu de la tradition bouddhique : Si, me promenant dans la campagne, je vois passer un lapin puis, quelques instants après, un chasseur. Si celui-ci me demande par où est passé le lapin, je lui indiquerai une direction contraire. Tromper devient ici une qualité (dans la mesure où la mort du lapin et le désir de tuer du chasseur me concernent).

S’abstenir de la communication blessante ne doit pas empêcher la confrontation. La confrontation des idées est une nécessité pour faire sens. Parfois, même avec toutes les précautions prises, la confrontation peut être en elle-même blessante. Ici, le fait de blesser n’est pas le but mais une étape du processus.

De même, éviter la communication clivante ne consiste pas à ne rien penser ou dire des autres. Bien des situations nous obligent à évaluer les personnes ; évaluer n’est pas juger. Néanmoins, la frontière émotionnelle est mince entre évaluation et jugement de valeur. Cela demande de la vigilance afin que l’une ne contamine pas l’autre. En fait, notre jugement contamine de fait l’évaluation, il s’agit de préserver une attention qui nous permette d’identifier le jugement au moment même de son déploiement afin de ne pas y succomber.

Enfin, se dispenser d’une communication insouciante ne suppose pas de se cantonner à une parole utilitaire. Il s’agit de s’entrainer à une communication de la double écoute : soucieuse de l’autre et consciente d’elle-même.

Ce qui décide donc de la justesse de la communication ne dépend pas de la forme qu’elle prend mais d’abord de la motivation qui la soutien.

Puntso

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Les mots sont des grottes

Lorsque j’échange avec des étudiants qui commencent à s’intéresser au bouddhisme, je dois être vigilant aux mots que j’utilise. Souvent, lorsque je parle de la « foi » certains me reprennent : « Vous voulez dire confiance ? » Comme s’il y avait une défiance à l’égard de certains mots. 

Les mots ne sont pas neutres, ils ne véhiculent pas que leur seule signification. Un mot peut provoquer en nous toutes sortes d’émotions qui n’ont rien à voir avec son sens premier. Les mots suggèrent, évoquent et nous y associons vécus et ressentis malgré nous. Lorsque nous communiquons, nous n’émettons pas seulement des idées, nous exprimons aussi ce que nous sommes. 

Récemment, sur un réseau social, à l’occasion d’une discussion sur l’attention, quelqu’un a commenté : «  Ce serait bien de trouver une alternative à “vertu“ et “vertueux“ parce que sinon nous n’auront qu’une communauté de vieux pratiquants ou de bigots. » Nous associons à la plupart des mots entendus ou émis un sentiment agréable ou désagréable. Les mots s’adressent autant à l’affect qu’à l’intelligence et pas uniquement par effet de sens mais aussi par évocation. Souvent même, la réaction affective précède l’élaboration d’un sens par l’intelligence. Selon l’auditeur, le mot “foi“ ou “vertu“ peut générer des réactions émotionnelles très différentes avant même qu’il en ait précisé la signification en lui. 

Mais outre le vécu que chacun peut avoir des mots, ceux-ci ont également leur histoire, ils véhiculent une vision. 

  • Par son explication du monde et de son origine, par son approche de la souffrance et de ses causes avec des notions comme celle du karma, de la vacuité ou de l’interdépendance, le bouddhisme véhicule une vision profondément différente de la nôtre, occidentaux. 
  • Par ailleurs, l’enseignement du Bouddha est apparu en Inde puis est passé par le Tibet, le Japon, la Thaïlande ou d’autres pays encore. Les langues qui véhiculent le dharma (enseignement du Bouddha) se sont développées dans un contexte historique, géographique, social, philosophique et religieux bien spécifique. 

Pour comprendre le bouddhisme nous avons donc une double contrainte : appréhender une vision du monde profondément différente de la nôtre et tenir compte des  langues qui le véhiculent dont les connotations socio-culturelles sont sans comparaison avec celles du français. 

Hommage aux traducteurs qui se sont efforcés de trouver dans notre langue les vocables les plus appropriés pour nous amener à comprendre des concepts qui n’existaient pas dans nos cultures, dans nos religions, dans nos philosophies. Ils jonglent avec les contextes. Les termes comme émotion, ego, foi, vertu ou esprit, pour ne prendre que ces exemples-là, ne recouvrent pas le même sens que celui définit dans notre culture d’occidentaux. Il nous faut donc les redéfinir.

De ce fait, aborder le bouddhisme nous invite à revoir en profondeur nos représentations. Trouver le sens suppose d’aller au cœur des mots, de lâcher nos référentiels habituels, de découvrir une autre conception de l’individu que celle à laquelle nous adhérons. 

Prenons l’exemple du mot “foi“. Parfois, la connotation affective de ce terme nous pousse à associer la foi à une simple adhésion à des croyances, ou à devoir accepter des notions sans justification. Ce n’est pas toujours très rationnel, c’est du domaine du ressenti, le mot inquiète. Certains lui préfèrent confiance, qui véhicule un sens moins dense. Ce n’est pas pareil de dire de quelqu’un « J’ai confiance en lui. » que « J’ai foi en lui. » Du reste, les définitions des deux termes ne sont pas les mêmes. 

Dans le bouddhisme, la notion de foi est essentielle.  « Exactement comme une graine brulée est incapable de produire une pousse, de la même façon, un esprit dénué de foi est incapable de cultiver quoi que ce soit de bénéfique.» (le Bouddha) Mais, en aucun cas la foi n’est une condition première ; elle se cultive par la compréhension des qualités de son objet. C’est une profonde confiance basée sur la connaissance et la réflexion personnelle. Une foi a priori mène tôt ou tard à la déception. Jamais la foi, dans le bouddhisme, n’est croyance. Comme l’a dit le Bouddha lui-même : « Ne croyez rien de ce que je dis par simple respect pour moi, mais éprouvez-le et analysez-le par vous-mêmes comme si vous alliez acheter de l’or. »

De surcroit, il y a dans le bouddhisme la dimension de la non-dualité : il nous faut donc appréhender la foi dans un contexte où le sujet, l’objet et la relation entre les deux sont remis en question. Cela demande de lâcher nos préconceptions, de revisiter les notions et de comprendre leur environnement. 

Ce seul exemple, et ils sont nombreux, nous montre combien il est essentiel, lorsque nous abordons l’enseignement du Bouddha, de ne pas nous limiter à la compréhension première. C’est pour cette raison que dans sa pédagogie, le bouddhisme nous invite à une écoute ouverte et attentive suivie d’une réflexion minutieuse qui explore le sens de ce qui a été entendu, qui éprouve nos conceptions, nos représentations et les ressentis qui les accompagnent. Un sens nouveau se révèle alors, un sens à éprouver dans l’expérience personnelle. 

Comme le dit Jigmé Rinpoché : « Pour accéder au sens profond des mots, il faut commencer par dépasser leur signification première et les apparentes contradictions relatives à un niveau de compréhension superficiel. Un mot est comme une grotte qui, tout en s’enfonçant, se ramifie continuellement. Au lieu de rester à la surface des mots, utilisons-les pour approfondir notre réflexion. Celle-ci nous conduira à une expérience et une compréhension profondes. » 

Cette courte réflexion pose la question plus générale de l’altérité : aller à la rencontre de l’autre, c’est aller à la rencontre de nos représentations.

Puntso

PS : les deux citations du Bouddha sont issues des soutras

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