Un nouveau témoignage, d’une toute autre nature que celui de la semaine passée. Philippe Levan, ingénieur aéronautique et bouddhiste, partage avec nous l’expérience qu’il a de sa pratique au quotidien. Le texte est direct, il nous parle comme si nous étions assis à sa table. Il n’hésite pas néanmoins à aborder les pièges, les questionnements, les hésitations et les petites victoires de quelqu’un qui s’entraine à vivre le dharma, l’enseignement du Bouddha, comme un soutien au quotidien.
Dharma, un soutien dans mon quotidien.
Je dis bien « mon quotidien » et non « le quotidien » : car ce dont je peux témoigner n’est que l’expression de mon expérience, d’aujourd’hui. Je ne peux donc pas tenir lieu de référence ou de vérité, sauf si comme disent les enfants « on aurait dit que je serais » Bouddha ! » Mais je m’en serai rendu compte… Et si le Dharma est universel, son soutien quotidien est singulier, car chacun en est où il est. Evidence évidente direz-vous, tautologie (non, non, une tautologie n’est pas une blague à Toto, c’est frôler lapalissade, en un mot), mais dire que l’on part d’où on en est et que l’on fait de notre mieux est pour moi plus souvent une rhétorique familière qu’un comportement incarné ; comme si vouloir être autre ou ailleurs était cardinale de mon profil occidental…
Ensuite le Dharma n’est pas une voie qui se pratique uniquement dans un temple avec les happy few, genre je suis dans le Dharma quand je passe la porte du private club et je n’y suis plus qu’en j’en sors. Le Dharma en tant qu’enseignement a pour essence d’être au monde, tout comme une bonne lecture nous nourrit dans la vie au-delà de l’ambiance feutrée de la bibliothèque, il s’applique à notre vie courante et soutien notre façon d’être au monde et aux autres, de penser notre vie. Et son but. Non pas dans l’optique de donner une n-ième vision cosmologique/modèle du monde ou de fournir un package dogmatique qu’y-à-qu’à-faire-comme-ça, mais de proposer un chemin dans le but simple et immense de nous libérer, ou au moins de progresser, approche humble du randonneur adepte du pas à pas.
Pour ce faire, sachant que le Bouddha a donné 84000 types d’enseignement, je me contente chaque jour d’appliquer les 84000 propositions. Et voilà ! Fastoche. Non c’est une blague. J’en applique juste 64250… Plus pragmatique, voici quelques thèmes choisis.
De la méditation.
On peut méditer pour se détendre ou pour vivre autrement l’expérience présente, reconsidérer la relation sujet-objet, et donc modifier notre relation aux sensations, émotions, pensées ; simplement vivre mieux. Certaines pratiques de relaxations, développements personnels ou gymnosophies peuvent aussi aider en cela. Toutefois, on peut aussi méditer pour aller à la rencontre de la réalité ultime des phénomènes, y compris celle notre propre esprit, et cela est proprement libérateur… Ainsi sommes-nous ici dans une méditation dont l’optique est fondamentalement spirituelle, avec une vue un chouilla plus vaste. Il existe plein d’autres méditations ; la seule bonne pour moi étant celle qui répond à la question « Quelle est ma motivation, quelle est mon aspiration ? » ou plus banalement « Que veux-je !? » (Non, non, pas « Dans quelle étagère? »). Dans ces différentes optiques, je fais ma tambouille journalière.
J’apprécie l’apaisement et le recentrage de la méditation. Elle m’est aidante dans un monde ou l’instantanéité et le tout-tout-de-suite est de mise (vite vite mon mail !) et l’éparpillement (je pense simultanément à hier, demain, je fais la vaisselle en même temps que je téléphone et que je dis à mes proches « mmh… oui, oui, bien sûr, j’entends »…) nous met actif dans tout, mais présent à rien.
Elle m’aide doucement à passer du faire à l’être.
Je traverse aussi plus facilement les situations (genre le collègue hargneux ou lorsque les choses ne sont pas comme je voudrais impérieusement qu’elles fussent.) où, au lieu d’être « embarqué » par l’émotion, j’observe sans jugement cette même émotion qui me traverse, donnant l’espace et le recul salvateur. Alors je peux poser un comportement plus adéquat, plus réfléchi, plus posé, plus souple, qu’un direct instinctif « sgron gneu gneu , vous, vous, vous… ». Même type d’observation neutre que celle pratiquée sur le coussin, où toute expérience ou évènement intérieur est simplement regardé, sans jugement. Le nuage qui passe. Non pas pour se transformer en vache regardant passer le train dans une extase bovine, mais en oiseau au regard perçant qui considère tout l’espace du ciel bleu, et ne suit pas le nuage comme s’il n’y avait « que » le nuage.
Entre suivre complètement une émotion (je kiffe un max les fraises, m’en montrez pas sinon je gloutonne… et j’ai mal au ventre) et la refouler (attention ici, terrain dangereux ; pas genre mines, mais bombes à retardement) j’aime à me dire que la capacité de choix dans l’instant est quelque part l’expression d’un libre arbitre, d’une capacité de choix sur base d’éthique, de clarté, de compassion, un brin d’éducation à une liberté qui me plaît bien, la liberté intérieure. Je m’applique alors à prendre cette voie entre les deux.
Bien sûr, plein de fois (en majorité d’ailleurs, dois-je avouer pour ne pas passer pour un faux yogi 5ème dan.) ce n’est pas si simple (enfin si, c’est simple, mais pas facile.) mais les moments où « ça marche » se multiplient, et cette victoire « sur soi » est plus nourrissante et durable qu’une quelconque victoire sur un adversaire extérieur ! J’ai un indicateur simple : dans des situations déjà expérimentées dans le passé, plus de quiétude, plus d’attitude apaisée de mon interlocuteur (on est co-auteur de ce qui est en train de se passer entre nous), et le sentiment ténu mais ô combien réjouissant d’avoir été juste ou au moins d’avoir essayé de l’être. Pour l’autre. Pour soi. Et quelque part pour le monde entier.
Du bienfait, de la compassion, de la générosité, de l’« être juste ».
84000 c’est trop pour ma petite personne. Alors il est une stance parfois citée pour résumer le bouddhisme en une phrase (the bouddhist digest!) « Arrêter ce qui est nuisible, cultiver le bénéfique, maîtriser son esprit ». Même les publics non familiers connaissent un peu cela, une image courante étant Bouddhisme = Compassion (+ exotisme et yeux bridés). Pourquoi ne pas s’efforcer de l’appliquer chaque jour ?
Parce que c’est un dogme ? Non. Trop l’esprit critique pour suivre un dogme.
Parce que c’est une loi ? Raté. La loi n’a de sens que si elle a un sens (si si, relisez bien) et donc elle n’est plus loi puisqu’elle est sens, c’est-à-dire que je peux la suivre sans qu’elle me soit légiférée…
Parce que je veux être un bon pratiquant ? Inconsciemment, sûrement ; qui ne veux pas être « bon » dans la voie qu’il se donne?
Parce que je veux être quelqu’un de bien ? Sûrement, mais je travaille cette motivation car si elle peut avoir un effet bénéfique à court terme, l’intention, la motivation sous-jacente, l’état d’esprit qui préside à cette tendance mérite que je la regarde crûment, afin d’éviter de tomber dans le piège de l’être de surface. La qualité d’un acte se mesure à l’aune de l’état d’esprit qui le préside.
Parce que c’est libérateur ? Oui, complètement oui, mais je ne suis spirituellement pas assez avancé pour dire que cela soit le moteur unique pour moi.
Alors pourquoi ? Parce que ça me procure de la joie.
Faire le bien. Etre aux autres. Donner sans attente. Aimer. Prendre soin du monde. Suivre son éthique plutôt que ses impulsions…
Cela me nourrit, m’énergise dirais-je. Bien sûr je n’y suis pas tout le temps, très loin de là ; il y a les tendances, les rails comportementaux, les émotions débordantes ; et qu’en j’y suis, dans ces erreurs, blessures que j’inflige à l’autre, les voir me rend content de les voir mais affligé de leur présence ; pas envie de recommencer ; dégoût. Alors dans un élan de compassion pour moi-même je me dis « feras mieux la prochaine fois », avec une conviction profonde, celle qu’être bienfaisant est joie et libération, un peu comme quand on réalise intimement que finalement, aimer les autres (au sens compassionné, pas au sens émotionnel) est bien plus facile et léger que de ne pas les aimer…
Tous les jours, essayer d’être bénéfique (tranquillement, opiniâtrement, avec ces erreurs fondement du processus d’apprentissage), en remplissant l’espace de bonnes tendances qui ne laissent pas d’espace aux mauvaises, tout comme la lumière qu’on allume inonde celui de l’obscurité. Magique. Alors je me couche en revoyant trois de ces bienfaits de la journée ; et s’il y a des ratés … euh… un peu plus que trois… je les regrette et les veillerai demain.
De la Prajnaparamita (Sagesse Transcendante)
L’approche des sagesses est enrichissante : essayer d’approcher le réel, comprendre et expérimenter sa réalité ultime, son essence, sa transcendance ou son immanence est soutenant pour ma relation quotidienne au monde.
Prise de tête ? Pas forcément. Prenons l’exemple de l’impermanence.
Même sans aller jusqu’à l’impermanence subtile décrite dans les enseignements (sur base de laquelle les choses ne sont « manifestes» que parce que justement elles se transforment en permanence, les rendant vides d’existence intrinsèque – vite une aspirine !), simplement l’impermanence grossière, celle qui amène à notre raison ce que nos sens ne voient pas, à savoir que rien n’est figé (ni vous, ni moi, ni nos émotions, ni la pomme sur la table, ni la table, ni la maison, ni cette colline ou cette montagne, ni cette terre, et ni même cet univers) donne à ce qui m’entoure une valeur bien plus grande, justement parce que cela ne sera pas toujours. Arrive alors une volonté, en apparence (seulement…) paradoxale de prendre soin, non pour que cela dure, mais parce que sa non-durabilité le rend précieux ! Ainsi les choses difficiles me semblent plus légères, car elles (ou ma façon de les vivre) se transformeront un jour ou l’autre. Et si les bonnes choses ont une fin, cette fin est plus naturelle, comme dans l’ordre naturel des choses. Ce sentiment est comme toucher un peu l’état d’être en accord avec ce qui est. Cool.
De la même façon, poser sur la réalité, outre le regard de l’impermanence, celui aussi du composé, de l’interdépendance, et encore plus celui de la vacuité, change doucement (piano, piano) ma relation au monde qui m’entoure, vers plus de justesse. Ce n’est plus la simple explication du monde que je quête, mais la rencontre de son essence. De ce qu’il est. De ce qui est. De l’invisible. Et peut-être de l’indicible. Du non conceptuel.
Tout comme l’enfant qui croit au loup dans le bois fera des kilomètres pour contourner le bois alors qu’il n’y a pas de loup, ma façon de me comporter dans le monde dépend de ma représentation du monde, de mes croyances.
Et pour ne pas planer à 10000 ou me prendre pour un personnage de « Matrix », mon indicateur ici est simple également : c’est quand je vis la même impression que lorsque je reviens par exemple d’un voyage ou d’une pause où j’ai « décroché », et que les composantes de ce qui m’entoure prennent des importances nouvelles (en plus ou en moins), plus justes, comme une nouvelle « reliance » à ce qui est.
Mais mon chemin est long, car trop pris par le mental je manque de réalisation : dans le triptyque bouddhiste « Etude (apprendre), Réflexion (réfléchir, questionner, approfondir l’enseignement), Méditation (pour actualiser le savoir, expérimenter, toucher par l’expérience directe et non plus par les concepts) » je suis encore trop dans « Etude – Réflexion » comparé à « Méditation », trop dans le concept comparé à l’expérience. Mais les progrès sont motivants !
Et voilà trois thèmes parmi d’autres. Je traiterai les 83997 autres la prochaine fois, mais ayant évoqué la réalité indicible, il est temps d’y passer, donc j’arrête le dicible !
Et je vous laisse à votre vérité et à votre expérience, vous la souhaitant libératrice.
Philippe Levan

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