Ce blog laisse également la place à ce que l’on pourrait appeler une dimension poétique de la pratique spirituelle. Le texte qui suit nous parle de l’impermanence, de nos attachements, de l’altérité et de la foi, mais il n’explique pas, il donne à éprouver. L’une ou l’autre précisions pour mieux comprendre :
Le terme « lama » dans le bouddhisme himalayen (vajrayana) recouvre de nombreuses significations différentes. Outre la personne du lama, qui se caractérise par des qualités de bienveillance et de discernement, ce terme fait aussi référence à l’esprit lui-même dans sa dimension de sagesse, c.à.d l’esprit dont les obscurcissements ont été dissipés. Cette dimension de sagesse (dharmakaya) se déploie sous différentes formes (sambhogakaya et nirmanakaya) pour accomplir le bienfait des êtres. Cette approche est liée à la notion de nature de bouddha présente en chacun. Autrement dit, les qualités de sagesse sont déjà présentes en chacun de nous et le chemin consiste à les dévoiler. « Prier le lama » est une façon de se relier à ces qualités. En fait, on active ces qualités déjà présentes afin de dissiper ce qui nous empêche de les reconnaître. C’est tout le principe du vajrayana et c’est à cette dimension que fait référence le texte de Véronique.
« Avec tous les êtres, dans tout l’espace, nos mères » fait référence à la dimension de compassion. Le chemin ne se parcourt pas uniquement pour nous-mêmes, mais en y associant tous les êtres qui sont dans la méprise de leurs qualités et donc dans le mal-être et la souffrance.
Nous espérons que cette courte explication permette d’apprécier le texte dans toute sa profondeur.
Le miel et le rasoir
Squelettes
Enveloppés de soie
Nous contemplons les fleurs
Ueshima onutsura
Ce serait une chambre d’hôpital.
Un seul lit.
Sur une table, près de la fenêtre, seraient posés des fleurs, un cadre, un chapelet, un lecteur CD.
Près du lit, assise sur une chaise, une femme.
Dans le lit, sous le drap sans pli, une vieille dame, la tête tournée vers la fenêtre.
Les yeux sont grand-ouverts, fixes, sans expression.
La femme assise regarde ce visage.
Ce serait un mois d’hiver entre chien et loup.
Ce serait un dimanche opaque.
Ce serait un jour pour mourir.
Encore une séparation, encore une douleur.
Même si rien n’est survenu dans la soudaineté, même si rien de tout cela ne m’est étranger.
Même si l’accompagnement se fait dans le calme, la douceur, la tendresse.
Même si les enseignements du Bouddha…
Encore la sidération et le chagrin.
« Avec tous les êtres dans tout l’espace, nos mères, nous prions le lama, précieux bouddha ».*
C’est de ce corps aux jambes scyanosées que je suis née.
C’est dans ce corps, à présent décharné, que mes tendances m’ont projetée.
C’est un corps semblable, qu’à mon tour j’aurai.
C’est ce que je cherche à oublier chaque matin au réveil.
C’est ce qui parfois se rappelle à moi au milieu de la nuit.
La peau est devenue un parchemin, la chair s’est retirée jusqu’à faire paraître les yeux démesurés.
Le crâne est arrivé.
Le squelette a émergé.
Ne laissant rien de connu de ce corps que j’ai tant de fois lavé, habillé, nourri ; de ce visage tant de fois embrassé.
Le transformant au point de ne plus pouvoir le nommer « mère ».
« Avec tous les êtres dans tout l’espace, nos mères, nous prions le lama, corps du dhama omniprésent, dharmakaya »*
Quel est le lien entre ce corps et ce mot ?
Mère, c’est une fonction, un lien, une histoire.
Ma mère, c’est un être vivant, des yeux qui me reconnaissent, une voix qui me nomme.
Mais si je n’ai plus ce regard pour me valider dans ce lien, en quoi est-elle encore ma mère ? En quoi suis-je encore sa fille sinon par le souvenir seul de ce qui a été vécu, partagé…. c’est-à-dire ce qui n’est plus.
Que sommes-nous à présent l’une pour l’autre ?
Je crois que ma souffrance ce loge là, à cet endroit précis où vacille mon identité.
Je suis déconcertée : devant qui suis-je ? Devant quoi suis-je ? »
Que se passe-t-il dans cette chambre ?
« Avec tous les êtres dans tous l’espace, nos mères, nous prions le lama, corps de grande félicité, perfection des qualités éveillées, sambhogakaya »*
Je la regarde. Je la touche. Je la respire. Encore et encore chercher le réconfort, reporter l’échéance ultime. Une répétition comme une consolation. Recommencer à nourrir les sensations de peur de les perdre. Ne pas cesser de ressentir exactement de cette manière-là.
La douceur douloureuse. Serait-ce donc cela, le miel sur le fil du rasoir ?
Je l’enveloppe du regard. Souffre-t-elle ?
J’apaise mon souffle. A-t-elle peur ?
Je prends refuge. Sait-elle que quelqu’un est près d’elle ?
Je récite des mani. Que se passe-t-il dans son esprit ?
« Avec tous les êtres dans tous l’espace, nos mères, nous prions le lama, corps d’émanation de la compassion éveillée »*
Ce serait une chambre d’hôpital.
Un seul lit.
Sur une table, prés de la fenêtre, seraient posés des orchidées jaunes, la photo sépia d’un jeune couple, un chapelet de bois de rose, une statuette de la vierge Marie, un lecteur CD dont s’échappe un concerto pour violon.
Dans le lit, recouverte de son dernier drap blanc, une vieille dame aux yeux fermés, au souffle suspendu.
Près du lit, le front posé sur ce corps en partance, une femme murmure tendrement « Je vous salue Marie pleine de grâce… »
Ce serait un mois de décembre entre le jour et la nuit.
Ce serait un dimanche.
Ce serait un jour comme un autre pour cesser de respirer.
* Prière issue de la Sadhana du Grand Djétsun répa
Véronique Durand
morgane
/ 9 mai 2014c’est comme la vérité toute nue de ce que j’ai vécu au chevet de ma mère mourrante, avec en plus, presque jusqu’au bout ,son regard réfugié dans le mien,, dans un amour au dela de l’amour…
il ne reste qu »une prière muette….
merci pour ce texte
Ivan
/ 9 mai 2014Concernant ta question, Véronique, Je ne pense pas que cela soit « le miel sur le fil de rasoir » (dont parle Shantideva dans le Bodhicharyavara, par exemple). Mais très beau partage sur la vieillesse et la mort d’une maman. j’ai vécu cela également, mais de façon très différente. Des partages de ce genre apportent beaucoup aux autres, alors merci !
Jérôme
/ 9 mai 2014Merci pour ce fort partage.
M-Emmanuelle Emidio
/ 10 mai 2014Merci pour ce magnifique partage, vous avez pu mettre des mots simples et profonds à la fois, la, ou je n’y arrive pas, c’est exactement ce que j’ai vécu avec maman dans un passe lointain et ce que je viens de vivre avec papa.
je ne peux exprimer encore cette dimension de paix et de chaleur que j’ai reçu d’eux à ce moment la, l’espace en est rempli et petit à petit il m’envahit. Merci encore je vous lis et relis avec paix et sens, et c’est bien la première fois que cela m’arrive depuis le récent départ de papa.
Merci à tous mes parents sans exceptions qui m’ont permis d’être ce que je suis la actuellement, puissent-ils trouver le chemin du véritable bonheur universel pour leur bien à tous et à nous tous.
Roselyne
/ 10 mai 2014Merci Véroc’est beau…
Catherine P
/ 11 mai 2014« Je crois que ma souffrance ce loge là, à cet endroit précis où vacille mon identité. »
Je relis à nouveau ce texte et toujours et encore je le trouve magnifique mais ce soir j’avais juste envie de mettre en avant cette phrase qui me touche plus que les autres…
Merci encore Véro
Catherine
Philippe
/ 14 mai 2014Ta délicatesse est à la hauteur de la force de l’instant.
Ta poésie transcende la crudité de la vérité qui s’impose.
Universalité du questionnement, renvoi à mon expérience, ou inévitable confrontation à beaucoup des questions que tu te poses au-delà de la singularité, il est indéniable que ton texte vient me chercher loin en moi.
Questionnement profond, qu’il porte sur toi, sur la réalité, sur la mère, sur la fille, sur l’à-venir, sur le corps, sur le « c’est quoi ? ». Ou quand ’Impermanence te fait te questionner sur l’Etre…
Comme le pianiste, tu as trouvé le bon ton.
Bravo Véro.
Ce serait un texte où la résonance des 1ers et derniers paragraphes, me donne un sentiment de complétude.
Ce serait une prière qui traverse l’écriture comme les touches éparpillées du pinceau de l’artiste, donnant sa trame au tableau, révélant la présence de ta pratique tout au long de l’expérience que tu décris, comme un chant profond, sourd mais porteur.
Ce serait un message fait ni d’exhibitionnisme, ni de pudeur opaque.
Ce serait le commentaire d’un ami lecteur, non pour faire sympa, mais pour te remercier d’avoir témoigné et t’être livrée au risque du regard de l’autre, d’avoir mis de la beauté au risque de la pénibilité de l’instant, d’avoir écrit de la plume non de l’accompagnante mais de la fille.
Ce serait un joli message qui mérite d’être dédié à tous, et particulièrement à ceux qui ont connu cela. J’en fais partie.
Françoise B
/ 15 mai 2014Bravo Véro, un grand merci…
Chelle
/ 17 mai 2014je ne peux pas te dire, Véronique, que relire encore tes mots depuis le début, tes vers qui me portent de l’un à l’autre, comme un recommencement et console à nouveau la blessure de la perte d’Edith, ma mère, alors que j’étais trop jeune pour cela comme je le lui criais dans ma tête. Je te remercie, Joëlle
Adamante Donsimoni
/ 30 mai 2014Je ne sais pas les mots pour exprimer ce que je ressens à cette lecture, je vous offre la vibration de mon silence.
Essakhi
/ 29 juillet 2014Émouvant, prenant…