La mort et la loi : réflexion sur la fin de vie

Dans le domaine de la fin de vie, la bonne solution n’existe sans doute pas, c’est bien souvent la moins mauvaise qui peut être envisagée. Préserver la vie à tout prix, quelles que soient les conditions, ne semble pas raisonnable, mais ôter la vie volontairement n’est pas envisageable. Ceci est le lieu même de la réflexion éthique.

Il n’est pas facile d’y voir clair entre les affaires médiatisées d’euthanasie dans lesquelles bien des notions sont amalgamées, sans parler de la méconnaissance de la loi Leonetti, même de la part d’une partie du corps médical. Par ailleurs, le manque de structures et de formation en soins palliatifs, ainsi qu’une carence de prise en charge de la douleur et de mise en oeuvre des soins de confort, n’autorisent pas un accompagnement de qualité pour toutes les personnes en fin de vie.

Or, le questionnement autour de l’accompagnement des personnes en fin de vie demeure essentiel. C’est la qualité de cet accompagnement qui décide des conditions du mourir de la personne.

Cet article clarifie les notions essentielles et donne les points-clés de la loi Leonetti. Cette loi du 22 avril 2005 (loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie) modifie et enrichit les lois précédentes sur le respect du droit des malades (loi du 4 mars 2002).

Pourquoi un tel texte dans ce blog ? Nous abordons régulièrement le thème de la fin de vie et de la mort sous différents angles (voir fin de l’article)  Tous nous allons la rencontrer ! Une de nos perspectives est l’accès à la connaissance ; apprendre à connaître la mort et les conditions du mourir dans ses différents aspects est un moyen de s’y préparer et d’aider les autres à le faire.

Anila Trinlé

Abandonner les expressions ambiguës

Certains qualificatifs, souvent véhiculés par les médias, devraient être abandonnés :

  • L’expression « euthanasie volontaire » est inappropriée car elle laisse penser – à tort – qu’il pourrait exister des formes d’euthanasie qui ne seraient pas volontaires.
  • De même, la distinction souvent faite entre euthanasie « active » et euthanasie « passive » ne correspond pas à la réalité thérapeutique. Elle sème le doute et entretient la confusion entre l’euthanasie et l’arrêt des traitements (qui sont, y compris dans les pays ayant légalisé l’euthanasie, des décisions de nature très différente). Pour aider à un juste discernement sur ces sujets complexes, l’Observatoire recommande donc fermement de ne plus utiliser l’expression « euthanasie passive ».
  • Les diverses expressions d’ »aide à mourir » (« aide médicale à mourir », « aide active à mourir », « aide à mourir dans la dignité », etc.) sont également ambiguës et même tendancieuses. Elles induisent l’idée que l’euthanasie et le suicide assisté seraient les seuls vrais moyens d’aider à mourir et que tous ceux qui s’emploient à accompagner les personnes en fin de vie sans pour autant provoquer leur mort (comme les acteurs de soins palliatifs) n’aideraient pas les patients d’une manière active, ou ne les aideraient pas d’une manière qui leur permettrait de rester aussi dignes que possible.

L’Observatoire National de la fin de vie déconseille donc d’adjoindre au mot « euthanasie » des qualificatifs qui, au lieu d’aider au discernement, viennent en réalité créer de la confusion et des amalgames qui obscurcissent la compréhension du débat.

Distinguer l’euthanasie des autres décisions en fin de vie 

Il est important de veiller à distinguer aussi clairement que possible l’euthanasie des autres décisions de fin de vie qui peuvent, aux yeux du grand public, lui ressembler. Ainsi l’euthanasie se distingue :

  • Du suicide assisté, c’est-à-dire le fait de fournir à une personne les moyens de mettre fin à ses jours elle-même. Euthanasie et suicide assisté sont donc tous deux caractérisés par une demande explicite du patient de mourir, mais dans le second cas l’assistance du médecin se limite à prescrire et/ou fournir à la personne concernée les substances qui lui permettront de se donner la mort.
  • De l’intensification de traitements antalgiques ou sédatifs dans l’objectif de soulager des souffrances persistantes, même si cette décision venait à avoir comme effet secondaire non voulu, une accélération de la survenue de la mort. En autorisant ce type de décision, la loi du 22 avril 2005 dite Leonetti protège désormais les soignants des risques judiciaires qu’ils encouraient auparavant.
  • De la limitation et de l’arrêt des traitements, c’est-à-dire de ne pas entreprendre ou d’interrompre des traitements devenus disproportionnés au regard de leur bénéfice pour le patient, ou qui ne visent qu’à le maintenir artificiellement en vie. La limitation et l’arrêt des traitements se distinguent alors de l’euthanasie : contrairement à cette dernière, il ne s’agit pas d’administrer un produit provoquant la mort, mais d’arrêter d’un traitement qui maintient de manière artificielle une personne en vie. Depuis la loi du 22 avril 2005, une telle décision est légale en France. Elle doit cependant impérativement s’accompagner de soins palliatifs. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’arrêt des traitements ne signifie pas l’arrêt des soins : en cas d’arrêt de la nutrition, de l’hydratation ou encore de la ventilation artificielle, il est impératif de continuer à dispenser des soins de confort et à lutter contre la douleur.

Les cinq principes fondamentaux de la loi 

  1. Maintien de l’interdit fondamental de donner délibérément la mort à autrui (conservation des textes antérieurs)
  2. Interdiction de l’obstination déraisonnable : est considérée comme déraisonnable l’administration d’actes « inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. » L’acharnement thérapeutique peut être résumé comme une disproportion entre l’objectif visé par la thérapeutique et la situation réelle. Dans ce cas, l’équipe médicale peut décider de suspendre les traitements ou de ne pas les entreprendre. Dans tous les cas, la conduite des professionnels de santé doit être guidée par l’intérêt du patient et le respect de sa dignité, et les soins palliatifs doivent être garantis au patient.
  3. Respect de la volonté des patients en lien avec l’état du patient, s’il est en état d’exprimer sa volonté. Sinon, c’est le médecin qui prend la décision, après avoir recherché quelle pouvait être la volonté du patient (existence de directives anticipées, consultation de la personne de confiance, de la famille), et avoir respecté une procédure collégiale.
Respecter la dignité du malade

Respecter la dignité du malade

        Situation du patient conscient

La modification proposée et adoptée le 22 avril 2005 et publiée au journal officiel porte sur le droit au refus de traitement            et non sur le refus de soin. Abandonner les soins et laisser place à la souffrance est contraire au respect de la dignité de la personne. Il s’agit de cesser des traitements devenus inutiles et respecter le patient par une prise en charge globale : psychologique et physique (traitement de la douleur et soins de confort) et accompagnement du malade et de sa famille.

Situation du patient inconscient

Quelle que soit la situation, la volonté du patient doit toujours être recherchée. S’il est inconscient, il convient de rechercher l’existence ou non de directives anticipées ou la désignation d’une personne de confiance. S’il a rédigé des directives anticipées, elles vont aider l’équipe de soins à prendre la décision dans l’intérêt du patient pour l’arrêt total ou partiel des traitements.

La collégialité de la décision

Il est important de respecter le principe de collégialité de la décision et transparence de la décision. L’apport même de la loi est de garantir la collégialité de la décision pour éviter que des décisions soient prises unilatéralement et surtout de faire peser le poids de la décision sur un professionnel, le malade ou la famille.

Les directives anticipées

Les directives anticipées pourraient être assimilées à un contrat moral passé avec les équipes médicale et soignante et rassurerait ainsi le patient sur l’organisation de ses soins et du respect des limites fixées.

Cependant, les directives anticipées n’ont aucune valeur contraignante et sont révocables à tout moment. La loi va même plus loin en proposant une date de péremption de ces directives. En effet, les directives ne seraient valables qu’à condition qu’elles aient été établies moins de trois ans avant l’état d’inconscience.

Le médecin n’est nullement tenu de suivre des directives qui seraient contraires à la loi et/ou à ses obligations professionnelles.

La personne de confiance

L’information du droit de désigner une personne de confiance

Lors de son arrivée en hospitalisation, le patient est informé de la possibilité de désigner une personne de confiance. La désignation de la personne de confiance se fait obligatoirement par mandat écrit, le patient désigne la personne de confiance et signe le document.

Désignation et missions de la personne de confiance

La personne de confiance doit être une personne physique désignée librement par le patient et ce rôle doit être accepté par la personne choisie. Seul le patient placé sous tutelle ne dispose pas de ce droit. Lorsque le patient est lucide, la personne de confiance l’assiste, l’accompagne, s’il le souhaite, dans toutes ses démarches, entretiens médicaux, et l’aide dans ses décisions.

Si le patient ne peut plus exprimer sa volonté, la personne de confiance est consultée par le praticien, mais elle ne décide pas à la place du malade. La personne de confiance a un rôle consultatif et non décisionnel.

Consultation de la personne de confiance

La fonction de la personne de confiance cesse soit lorsque le patient est décédé, soit à la demande du patient.

La personne de confiance est l’une des grandes mesures de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des usagers de la santé. Les dispositions de la loi du 22 avril 2005 font de la personne de confiance un interlocuteur privilégié. En effet, l’avis de la personne de confiance prévaut sur tout autre avis non médical, à l’exclusion des directives anticipées dans les décisions d’investigation, d’intervention, ou de traitement prises par le médecin (Cf. article 8 de la loi du 4 mars 2002).

Gestion des situations des personnes inconscientes

Les divers faits sociaux évoqués lors des discussions tant par les professionnels de santé que les patients et familles attestent de la difficulté de concilier la mission de soins et la volonté du patient, d’autant plus quand les souhaits de la famille ne sont pas forcément ceux du patient.

Règles et procédure applicable pour une prise de décision

Selon que le malade en fin de vie est, ou non, conscient, les règles et notamment la procédure applicable seront différentes :

Si le malade est conscient, le médecin l’informe des conséquences de son choix et respecte sa volonté. Il est alors fait mention dans le dossier de la décision du patient et des discussions échangées avec le patient c’est le principe de la traçabilité.

Si le malade est inconscient, les rapports du médecin et du malade sont encadrés par la procédure collégiale et le principe de collégialité. Ainsi conformément aux dispositions de la loi la conduite du professionnel de santé confronté à une situation de fin de vie d’un patient inconscient doit être orientée par les principes suivants :

  • Préalablement à toute prise de décision sur l’orientation des soins, le médecin doit consulter l’équipe médicale : respect de la procédure collégiale définie par le code de déontologie.
  • La notion de collégialité ne se limite pas seulement à une décision prise en équipe mais à une participation du patient via les directives anticipées rédigées préalablement par le patient et/ou par la consultation de la personne de confiance.

La collégialité s’impose et permet à chacun de se positionner dans la prise de décision. De plus, dans un souci de transparence, la décision doit être inscrite dans le dossier médical du patient.

4. Préservation de la dignité des patients et l’obligation de leur dispenser des soins palliatifs : lorsque des traitements considérés comme de l’obstination déraisonnable sont arrêtés ou limités, la loi fait obligation au médecin de soulager la douleur, de respecter la dignité du patient et d’accompagner ses proches.

5. La protection des différents acteurs est assurée par la traçabilité des procédures suivies.

Ces quelques points peuvent aider chacun à mieux comprendre et aborder la fin de vie.

Pour continuer la contemplation, d’autres articles sur le blog

Conseils aux méditants

Ces conseils de pratique ont été donnés par Jigmé Rinpoché à Dhagpo Kagyu Ling il y a plus de vingt ans. La force d’une tradition comme le bouddhisme est son actualité malgré le temps qui passe. Ici, Jigmé Rinpoché donne des conseils sur l’état d’esprit de la méditation plutôt une sur la méthode elle-même.


La méditation est le fondement de la découverte de soi-même. Méditer en tibétain se dit Gom, qui signifie « se familiariser », ce qui ne veut pas dire créer quelque chose d’artificiel ou travailler avec son imagination, mais au contraire s’établir dans un état naturel où les qualités sont présentes, sans rien changer, en demeurant tel quel.

Dans cet état, on ne porte aucun jugement sur ce qui se manifeste ; on demeure simplement présent. C’est un état naturel, mais délicat à retrouver et dans lequel il n’est pas facile de demeurer car pensées et concepts s’élèvent sans cesse. Il faut se rendre compte que l’idée qui émerge dans l’esprit est un mouvement naturel de l’esprit ; mais si l’on crée artificiellement cette idée, on s’éloigne de cet état naturel de détente.

C’est une chose à laquelle il faut veiller, sans empêcher les pensées d’émerger, car cette émergence n’est pas en soi négative ; le tout est de prendre conscience de ce mouvement.
 On essaie de s’ouvrir à la nature de son esprit, sans porter de jugement. Quand apparaît une pensée ou dès qu’il y a le moindre changement dans l’esprit, on considère cela comme un mouvement naturel, sans juger : on prend simplement conscience du mécanisme qui se produit.

Plus on prend conscience de l’idée et du concept élaboré a partir de l’idée, plus on a conscience de ce mécanisme, et plus on peut aller en profondeur afin de connaître véritablement tous les mécanismes de l’esprit.
 Quels que soient les noms donnés aux différents types de méditation, ils permettent d’établir un état de calme dans lequel l’esprit est clair, lucide et apaisé.

On s’aperçoit qu’une très forte « énergie » est présente dans cet état, qui diffère de l’état de calme ordinaire. Un état ordinaire de calme et de détente nous conduit plutôt à la torpeur et au sommeil, ou nous emporte dans des rêveries. Là, il s’agit d’un état de calme qui est véritablement le calme de la présence.

Ce n’est pas quelque chose que l’on crée, le potentiel est déjà là et on le retrouve de façon naturelle; on le laisse émerger et on en prend conscience.
Le fait de s’établir dans un état de calme permet également de percevoir l’activité ordinairement relative de l’esprit : nous nous comportons de façon inappropriée, en détournant les qualités présentes en notre esprit. Lorsque nous méditons et que nous sommes véritablement ouverts et apaisés, nous pouvons nous rendre compte des qualités présentes en nous et de cette énergie dont nous parlions précédemment.

On voit aussi comment cette énergie est en fait totalement ligotée et transformée par le désir et l’attachement, par l’idée qu’on a de soi-même, par les émotions perturbatrices, par la séparation qu’on établit entre soi et autrui.

Jigmé Rinpoché

Jigmé Rinpoché

Trop souvent, lorsque nous entreprenons quelque chose, nous en attendons un résultat ; or, le simple fait d’attendre ce résultat alimente encore davantage le flot des pensées. Dans la méditation, il s’agit de s’établir dans un état naturel sans attendre quoi que ce soit.

Il ne faut pas non plus qu’il y ait de doutes quant à ce que l’on entreprend. Ne pas avoir de doutes signifie ne pas porter de jugement sur ce que l’on fait – ne pas chercher à savoir si l’on est en train de bien faire ou de mal faire, etc. – et demeurer dans un état entièrement naturel. Dès lors, l’esprit s’apaise et s’éclaircit de lui-même, sans qu’il n’y ait rien à faire.

Nous avons des idées sur tout, même sur la méditation. Si tel est le cas, nous risquons de tomber dans l’extrême qui consiste à porter un jugement et à vouloir corriger ce nous sommes en train de faire. Et, au lieu de nous ouvrir à un état naturel, nous créons quelque chose d’artificiel.

La méditation doit naître naturellement sans que nous portions de jugement, sans que nous attendions quoi que ce soit. Tout doit être accepté, tout doit être équilibré ; on demeure parfaitement équanime vis-à-vis de tout ce qui se passe, développant simplement la conscience, instant par Instant, de ce qui se manifeste dans l’esprit. Voilà ce qu’on nomme Gom en tibétain, ou la méditation. Il ne faut pas non plus se figer ou se bloquer sur quoi que ce soit. Si l’on attache un chien à un poteau, infailliblement le chien voudra s’en aller, car il est attaché.

Si l’on force l’esprit à demeurer stable, en le ligotant et le maintenant à toute force dans cet état de stabilité, il voudra partir à droite et à gauche, ce qui créera des tensions. Si, par contre, on n’oblige pas le chien ou l’esprit à rester là, aucun problème ne se pose : l’esprit n’a plus tendance à fuir quelque chose qu’on veut lui imposer.

Tout se passe de façon détendue, et l’esprit s’établit dans son état naturel sans aucune tension. Il faut donc être très attentif à ne pas s’enfermer dans des contraintes. Au niveau du corps, de la parole et de l’esprit, tout doit se faire dans une très grande détente.

Jigmé Rinpoché

Des joies éphémères à la joie profonde

La joie est faite de plaisir, de gaieté, de créativité aussi. Cette force vitale nous nourrit et nous aide à faire face à l’adversité. Quoi de plus naturel que de vouloir la ressentir et la faire durer ? La joie illimitée, nous y aspirons tous…. mais la cherchons-nous vraiment là où il faut ?

Cet article a été publié dans le magazine Regard Bouddhiste du mois d’octobre consacré à la joie.

 

L’auteur : scientifique de formation, Lama Jean-Guy se pose certaines questions existentielles à l’aube de ses 33 ans. Au fil de ses vagabondages marins, il rencontre alors le bouddhisme. Irrésistiblement attiré par cette voie, il quitte La Rochelle en 1995 pour se préparer à la retraite de trois ans. Il en effectue deux au Bost, en Auvergne, jusqu’en 2004. Depuis, il se consacre à l’administration des centres de Dhagpo Kagyu Ling et de Kundreul Ling et au partage de l’enseignement du Bouddha.


Le bonheur et la joie par la recherche des plaisirs

Dans notre quête du bonheur, nous sommes naturellement à la recherche de la joie, cette « émotion vive, agréable, limitée dans le temps; sentiment de plénitude qui affecte l’être entier au moment où ses aspirations, ses ambitions, ses désirs ou ses rêves viennent à être satisfaits d’une manière effective ou imaginaire. » Selon cette définition issue du Trésor de la langue française, la joie résulte des plaisirs nés de la satisfaction de nos désirs. Elle naît de l’adéquation entre ce à quoi on aspire et ce que l’on vit.

Le premier pas vers la joie consiste donc à connaître nos besoins et nos désirs, sans quoi nous ne pourrons les satisfaire. Quelles sont les conditions de notre bonheur ? Se faire plaisir, se sentir utile, aimer et être aimé, être en lien avec les autres et le monde… Quelles sont nos aspirations profondes : la connaissance, la liberté, la justice ou la beauté ? Il nous faut identifier précisément ce qui nous met en joie.

Ensuite, nous tenterons naturellement de réunir les causes et conditions, sources de joie. Nous expérimenterons de petites et de grandes joies par le biais des plaisirs sensoriels, des relations amicales, amoureuses, familiales ou professionnelles, ou encore de l’accomplissement personnel.

Un des buts principaux de notre vie n’est-il pas d’accumuler ces instants de bonheur afin d’expérimenter une joie durable? La succession des petits et grands plaisirs donne certes de la saveur à la vie, mais fait-elle pour autant notre bonheur ?

La joie durable : un mythe ?

A bien y regarder, nous rencontrons, dans cette quête quotidienne, de nombreuses difficultés. Le bonheur stable et durable auquel nous aspirons s’effrite souvent d’un côté quand nous tentons de le consolider de l’autre.

En effet, en observant attentivement notre situation, cette recherche de bonheur est essentiellement basée sur la réussite de projets en lien avec des circonstances extérieures. Or, ces circonstances ne dépendent pas que de nous. Elles sont aussi largement liées à d’autres facteurs ou personnes sur lesquels nous n’avons que peu de prise. Ils évoluent indépendamment de nos désirs. C’est la manifestation naturelle de l’interdépendance et de l’impermanence. Elle s’exprime par des fluctuations favorables ou défavorables de tout ce qui nous entoure, notre situation matérielle, nos relations de couple, familiales ou professionnelles, jusqu’à la situation économique et politique de notre pays.

Bien sûr nous pouvons rencontrer le succès dans certaines de nos entreprises, et là, nous savourons la satisfaction, la joie liée à cette réussite. Mais ce succès peut-il être durable ? Au regard de l’impermanence, rien n’est moins sûr.

Dès lors se pose la question : pourquoi conditionner notre bonheur à la réussite de ces projets, dès lors que l’on n’a que peu de maîtrise sur les conditions de leur succès ?

On pourrait alors être tenté d’adopter une position résignée et renoncer à tout projet de bonheur stable puisqu’aucun ne peut aboutir de manière pérenne.

Entrer en contact avec notre richesse intérieure

Mais l’enseignement proposé par le Bouddha nous exhorte au courage en nous incitant à nous tourner, non pas vers le miroir aux alouettes de la recherche des plaisirs, mais vers la source inépuisable et pérenne de notre richesse intérieure. Les enseignements comparent notre situation à celle d’un mendiant qui tend la main dans l’espoir d’une obole, alors qu’il se trouve assis sur une cassette d’or et de joyaux, enterrée juste là, à portée de sa main.

Ce trésor, c’est l’éveil, la libération du mal-être[1], et la manifestation des qualités innombrables de notre nature essentielle. Par la réflexion et la méditation, le Bouddha a parcouru le chemin depuis sa condition ordinaire de simple être humain jusqu’à la réalisation de l’éveil. Par la suite, il a pu témoigner inlassablement de notre capacité fondamentale au bonheur et nous a indiqué de nombreuses voies pour y parvenir.

Des joies éphémères à la joie profonde

Des joies éphémères à la joie profonde

Comprendre notre esprit, la clef de l’accès à cette richesse

Mais alors, comment suivre la voie du Bouddha, si tel est notre choix ?

Dans toute entreprise, cheminer consiste à agir de la manière la plus juste au regard du but que l’on s’est assigné. Si notre but consiste à réaliser l’éveil, la délivrance du mal-être, il importe d’analyser ce qui en est la cause pour pouvoir nous en libérer.

La compréhension de la loi du karma nous donne plusieurs clefs au regard de cette question. Elle indique que ce sont les actes néfastes, accomplis sous l’emprise d’afflictions, qui sont à la source des difficultés de cette vie. En effet, dans notre quête du bonheur, bien naturellement, nous combattons ce qui tend à l’entraver, et favorisons ce qui pourrait nous permettre de l’obtenir. Nous posons donc des actes motivés d’une part par l’aversion, et d’autre part par l’avidité. Or ces actes, et la motivation qui les sous-tend, ont un impact sur notre esprit. Ils y laissent des empreintes, lesquelles ont pour effet de colorer notre vision future des situations.

Pour illustrer cela, prenons un exemple. Imaginons que nous rencontrons un collègue de travail pour la première fois, et que sa tête ne nous revienne pas. Nous nous sentons légèrement irrité.

Si nous n’y prenons pas garde, cette première impression va influencer le futur. La fois suivante, nous allons peut-être trouver qu’il nous regarde de travers, où qu’il a un comportement étrange, comme s’il voulait se mettre en valeur à notre détriment, etc. De ce fait, à chaque nouvelle rencontre, nous l’observerons encore plus attentivement, guettant toute menace de sa part. C’est le début d’une paranoïa légère, mais qui peut prendre, au fil des jours, des proportions assez étonnantes. Nos croyances, nos représentations de lui et de nous-même nous enferment dans une spirale néfaste, où toute action de sa part pourra être interprétée comme une menace, et où nous réagirons pour la contrer.

Nos réactions provoqueront chez lui une suspicion à notre encontre, et il se mettra à son tour à nous considérer avec méfiance et agira sur cette base. Ces actes de défiance renforceront bien légitimement notre vision de lui, et nous nous dirons au final : « J’avais bien raison dès le début, ce type est bizarre ! … »

Cet exemple assez simple illustre le mécanisme par lequel nous créons les situations dans lesquelles nous nous empêtrons par la suite. D’une certaine manière, nous sommes responsables de ces situations, qu’elles soient favorables ou défavorables.

Cette responsabilité pourrait être vécue comme une mauvaise nouvelle, liée à un sentiment de fatalité et de culpabilité. L’enseignement nous invite à un autre regard : être responsable, c’est reconnaître notre contribution à une situation et c’est une excellente nouvelle, au contraire. Car cela signifie que nous pouvons répondre à la situation, en jouant sur les paramètres dont nous avons la maîtrise.

Dans notre exemple, on pourrait ainsi éviter de croire aveuglément à notre première impression et essayer, par la réflexion, de développer une vision basée sur une appréciation plus globale de la situation. Pour cela, une certaine connaissance et maîtrise des processus de l’esprit sont nécessaires. Il s’agit ensuite d’être capable de les repérer, de ne pas les suivre et de cultiver au contraire des tendances plus favorables, basées sur l’ouverture et une curiosité bienveillante.

Cultiver la clarté de l’esprit

Si nous nous y essayons dès à présent, nous nous rendrons sans doute compte qu’il est difficile de ne pas suivre l’impulsion première, voire même de la repérer à l’état de germe dans notre esprit. En effet, nous sommes si peu habitués à ce regard intérieur que lorsque nous essayons de le cultiver, les choses ne semblent pas si claires. D’où la nécessité de clarifier l’esprit.

C’est là un des propos essentiels de la méditation bouddhique : entraîner l’esprit à observer tous les mouvements qui le traversent, sans les suivre. La nature de l’esprit est comparable à une eau très pure. Sa nature est clarté, intelligence, discernement, capacité à comprendre et à connaître de manière juste l’ensemble des situations et des phénomènes. Pour l’instant, cette eau claire de l’esprit est agitée par les afflictions telles l’avidité ou l’aversion, et toutes les tendances, représentations, et préconceptions diverses la troublent, comme des particules maintenues en suspension par cette agitation.

L’entraînement méditatif consiste à lâcher prise sur les mouvements émotionnels. L’esprit s’apaise progressivement, et sa clarté fondamentale se manifeste alors naturellement. Nous comprenons, voire réalisons alors beaucoup de choses ; par exemple qu’il n’est pas nécessaire de maintenir telle opinion sur telle personne. Nous ressentons clairement l’aspect toxique d’une telle vision, et nous l’abandonnons bien volontiers au profit d’une vision plus large, plus ouverte, plus détendue.

La conduite éthique comme base de la joie

Nous pouvons alors commencer à prendre véritablement soin de notre esprit, car nous avons des remèdes à lui proposer. C’est le sens de l’éthique bouddhique. Ce n’est pas une éthique née d’un dogme ou d’une loi ; elle naît de la profonde compréhension de ce qui est toxique et bénéfique pour soi et les autres.

Agir sans réfléchir sous l’impulsion de notre aversion ou de notre avidité nous rend de plus en plus dépendants de la quête sans fin d’un bonheur difficilement atteignable et fugace.

L’éthique s’appuie donc sur la compréhension que pour prendre soin de notre vie, il est préférable d’agir en favorisant les tendances contraires à l’avidité, à la colère, et à l’illusion née de l’ignorance. Ces tendances bienfaisantes peuvent être cultivées par la pratique des paramitas, les vertus qui nous emmènent au-delà du mal-être. Ainsi, la générosité est un remède à l’avidité ; la discipline qui s’abstient de nuire, un remède aux tendances néfastes ; la patience intelligente, un remède à l’aversion ; la méditation, un remède à l’agitation mentale ; et la sagesse, un remède à l’ignorance.

Au fil de l’entraînement, nous agissons naturellement de manière plus juste, plus apaisée, cessant d’être attiré par les chimères et les sirènes de nos désirs de surface. Nous grandissons dans la confiance envers l’enseignement du Bouddha et la voie qu’il nous montre.

De cette confiance naît l’énergie enthousiaste dans l’entraînement spirituel. Les difficultés de l’existence ne sont plus vues uniquement comme des sources de mal-être, mais comme de précieuses opportunités pour mieux comprendre ce qui entrave l’expression de nos qualités premières. Ainsi, même ces difficultés sont source de joie. Cette joie grave et profonde ne résulte pas d’une satisfaction éphémère, mais elle se nourrit de la conviction en la justesse du chemin : inexorablement, il nous rapproche de notre nature fondamentale, sagesse et bienveillance.

La joie grave d’entrer au contact avec notre ouverture bienveillante

Avec la clarté de l’esprit et l’élargissement de notre vision, nous comprenons non seulement notre situation, mais aussi celle des autres. Comme nous, ils sont en quête d’un bonheur éphémère, suivent aveuglément les afflictions, et sèment les graines de leur mal-être. Ils sont dans la confusion sur leur nature véritable, absents à leur richesse intérieure.

Alors naît un sentiment de proximité avec autrui. Notre vie peut prendre un autre sens, et trouver son plein épanouissement dans sa simplicité même, libre des complexités inutiles. Nous sommes de plus en plus au contact d’un cœur simple, esprit ouvert à tout ce qui est, présence attentive et bienveillante à soi et aux autres.

De là s’élève une immense gratitude envers nos maîtres, dans la joie d’avoir trouvé le sens.

Lama Jean-Guy

[1] Mal-être : fait référence au terme Sanskrit dukkha, qui traduit non seulement la souffrance douloureuse, mais aussi toutes formes d’insatisfactions, de frustrations, jusqu’à une plus subtile souffrance existentielle.

L’accompagnement en huit questions

En huit questions, anila Trinlé donne le sens de l’écoute dans le cadre de l’accompagnement. Une mosaïque de conseils pour clarifier le processus de présence à l’autre (et à soi même). 

Qui sont les personnes en souffrance ? et, plus largement, qui est cet autre que j’écoute ?

  • Des personnes malades, pour certaines en fin de vie, l’entourage des malades, les soignants parfois, et des personnes en deuil, de façon plus générale des personnes qui rencontrent des difficultés à vivre les écueils de la vie.

Comment j’accueille cet « autre » ? dans quel état d’esprit, et avec quels présupposés ?

  • Accueillir l’autre dans ce qu’il est, lui offrant la générosité d’une écoute. Une générosité gratuite qui n’est pas entachée ni de pitié, ni de commisération, un état d’esprit qui tend à la compassion. Cette compassion, nourrie par une motivation vaste, consiste à souhaiter pour l’autre qu’il soit libéré de la souffrance et des causes de la souffrance.
  • Garder  à l’esprit que je ne sais pas à la place de l’autre ce dont il a besoin. Être attentif à ce que je veux dans cette relation car plus « je veux » aider, et moins je suis aidant. Cependant il est essentiel d’être conscient que je veux toujours quelque chose, au moins qu’il aille mieux…
  • Faire confiance aux ressources de la personne et faire appel à ses capacités. J’accepte le temps, le rythme de l’autre, à défaut j’accepte mon incapacité à croire en son potentiel. Je mobilise l’énergie en vue de permettre à la personne de garder ou de restaurer l’estime de soi, en développant une vision globale, conscient des processus et de l’évolution toujours possible. Même si ses réponses sont éloignées des solutions que j’envisageais…

Comment j’accueille la parole de l’autre ? Comment nos deux paroles vont à la rencontre l’une de l’autre ?

  • Préliminaire : l’écoutant ne doit pas oublier qu’il a lui aussi une parole et qu’il en fait usage !
  • Avec une attention extrême, je laisse venir la parole de l’autre, son univers, son vécu. J’accueille les mots, les silences, attentif à ce que je vis dans l’espace de cette rencontre.
  • L’important n’est pas de comprendre, ni de savoir, il s’agit plutôt de connaitre, de rencontrer l’autre dans ce qu’il est, dans ce qu’il vit.

Qu’est-ce que je fais des émotions qui me traversent ?

  • Les voir, les identifier, les accepter et ne pas les suivre. Ce qui demande un entrainement, une rencontre intime avec ses propres mouvements émotionnels, notamment par la méditation.
  • Développer la conscience de leur présence, leur impact sur mon écoute, ne pas se laisser berner par leurs discours.
  • Sa souffrance me touche, m’interpelle, me dérange et je reste là, à son écoute, c’est de sa souffrance dont il s’agit, de son vécu douloureux. J’accueille mon sentiment d’impuissance, l’aide que je peux apporter ne se situe pas dans l’action, mais dans l’écoute inscrite dans une présence bienveillante et non jugeante.

Que signifie avoir du recul, être à la bonne distance ?

  • Être non pas « détaché », mais « non-attaché », c’est ce qui me permet d’entrer en relation et d’entendre la parole de l’autre. Être libre, autant que faire se peut, des attentes liées à l’attachement. L’attachement à la personne, à son discours, à mes réponses qui s’élèvent si rapidement pour contrer le sentiment de malaise qui me traverse face à la souffrance.
  • La « bonne distance » est tout sauf un état figé, c’est un continuel réajustement entre trop de proximité et trop de distance, entre fusion et séparation. C’est sortir de la confusion entre ce qui appartient à l’autre, et ce qui m’appartient en propre, sa souffrance et mon mal-être, ses difficultés et mon sentiment d’impuissance…
Accueillir l'autre dans ce qu'il est

Accueillir l’autre dans ce qu’il est

Qu’est-ce qui fait que l’autre va, ou non, trouver ses propres réponses ?

  • Développer la conscience que la capacité de « rebondir » est présente en chacun, mais parfois tellement entravée par des expériences de vie douloureuses qu’elle semble inaccessible.
  • Être là, « ne rien dire », juste écouter, permettre de déposer ces paroles difficiles et faire confiance au silence fécond.
  • Chercher ensemble les ressources sur lesquelles il est possible de s’appuyer, c’est s’autoriser à se reconnecter à ce qui aide, soutient et éclaire le chemin.
  • Mais ne pas s’y tromper non plus, ce n’est pas accessible à tous, et surtout cela dépend des moments. Il est d’abord nécessaire, voire indispensable, d’être suffisamment apaisé pour intégrer le drame vécu.
  • Toujours se rappeler qu’il faut du temps et que toute personne qui subit une difficulté connaitra différentes étapes : déni, colère, sentiment dépressif…
  • Le temps est un allié, mais ce n’est pas suffisant, le temps seul ne transforme pas, ne permet pas d’évoluer dans son registre émotionnel, la parole est nécessaire et donc une écoute bienveillante est indispensable.

Quelles sont les attentes de celui que j’écoute ?

  • Une aide ponctuelle, précise, une demande impliquant une connaissance des relais possibles, mais non dénuée d’une plainte associée à sa situation problématique et difficile à vivre.
  • Une écoute, le besoin être entendu dans ses souffrances qui semblent exclure du monde « ordinaire ». Une souffrance difficile à vivre, voire intolérable, entretient un sentiment de solitude, d’isolement, lié à l’impression de ne pouvoir être compris dans sa singularité.

Quelles réponses, quelles attitudes adopter ?

  • Aider la personne à élaborer sa parole pour lui permettre de clarifier son vécu, un trop plein de souffrances entrainant une confusion émotionnelle.
  • S’appuyer sur « ma boite à outils » d’écoutant : la reformulation, la prise en compte du non-verbal, la conscience de ce que je vis dans la présence à l’autre mais sans le suivre.
  • Proposer, vérifier, questionner. Ne pas donner de conseils, être attentif aux interprétations rapides.
  • Les réponses, seule la personne les connait, tout au plus je peux la mettre en chemin pour y accéder.
  • Toutes les propositions, même si elles sont justifiées, seront inopérantes si elle ne se les approprie pas par elle-même.
  • Ne pas aller au-delà ce qui est attendu et ne pas limiter la parole. Tenir compte des mécanisme de défense, respecter le déni.
  • Faire preuve de discernement, d’une curiosité saine, d’une faculté d’étonnement, se laisser surprendre. Lâcher l’attendu et les a priori.
  • Rester attentif à ne pas avoir de projet pour l’autre, à ne pas rechercher de résultat. Juste être là.
  • Tout cela en développant douceur et bienveillance envers soi…
  • Ne jamais oublier que je suis en entrainement. Je m’entraine à développer une présence ouverte et consciente d’elle-même, afin de m’ouvrir à l’autre.
  • Mettre en oeuvre les moyens d’offrir une présence consciente, intuitive et éclairante, avec pour perspective de redonner confiance en l’autre et de restaurer l’estime de soi.

Anila Trinlé

L’estime de soi : piège ou ressource ?

Cet article, un entretien de lama Puntso avec Aurélie Godefroy, est la transcription de l’émission « Sagesses Bouddhistes » sur France 2 en avril dernier. Le thème porte sur l’estime de soi sur le chemin spirituel. Puntso fera une conférence sur le même sujet à Bordeaux le 13 novembre prochain

S.B. : J’aimerais que l’on commence par définir précisément ce que l’on entend par « ego » car, souvent, on mélange l’ego du point de vue psychologique et l’ego du point de vue bouddhiste. Vous, en tant que bouddhiste, comment définissez-vous l’ego ?

L.P. : Tout d’abord, je confirme que ce terme d’ « ego » a généré beaucoup de confusion d’autant plus que, par ailleurs, il y avait, dans l’approche bouddhiste, l’ego et le non-ego, ce qui, sur le versant de la psychologie et de la psychanalyse, a vraiment posé question.
Pour répondre simplement, on pourrait dire que l’ego, dans la perspective psychologique, est toujours une structure évolutive, mentale, mais, au bout du compte, on a toujours affaire à une entité. Alors que, dans le bouddhisme, en termes d’ego, on parle plutôt d’activité c.à.d une activité continue de l’esprit qui nous conduit à avoir un sentiment, une sensation d’être quelque chose de défini, de solide. Une continuité qui me donne le sens de familiarité, de connu, qui me permet de dire : « je suis continuellement «moi ».
Alors que, en y regardant de plus près, il n’y a pas là une entité, quelque chose de solide, mais une activité sans cesse renouvelée.
Il y a donc une réelle différence entre les deux approches et on verra peut-être après que cela permet la complémentarité. Quand on parle de l’ego dans le bouddhisme, on parle d’une activité sans cesse renouvelée et non d’une entité ou d’une substance en tant que telle. Nous sommes plus « process » que matière.

S.B. : Quand on parle de soi et d’ego, est-ce que cela revient à dire la même chose ?

L.P. : Oui, il y a différents termes du point de vue bouddhiste. Quand on dit « le je, le soi, l’ego, le moi », on fait toujours référence à la même chose. C’est cette saisie, cette identification d’un ensemble d’éléments que l’on cristallise.

S.B. : Alors, a contrario, qu’est-ce que l’on entend par le non-soi ?

L.P. : Pour bien comprendre le non-soi, permettez-moi de développer un peu plus comment fonctionne le soi. Comme on l’a dit, c’est une activité d’identification continue. Une identification à quoi ? D’abord, au corps qui est la base de nos expériences. Ensuite, dans ce lieu, sur la base de mon corps, je vais avoir différentes sensations visuelles, auditives et autres qui vont me donner des données sur la base desquelles je vais pouvoir faire de l’information parce que je vais identifier ce qui se passe. Dès que j’ai identifié ce qui se passe, les différents états d’esprit vont subjectiviser mon expérience, différentes émotions ou autres, et la conscience va me dire : « ça », c’est réellement existant.
Donc au lieu de dire ego, on devrait parler d’un mode de connaissance basé, centré, égocentré sur cette identification. Quand on parle de non-ego ou de non-soi, il ne s’agit pas de détruire quelque chose, mais de changer de mode de connaissance, de passer d’un mode de connaissance égocentré à un mode connaissance qui n’est plus cristallisant.

S.B. : Qu’est-ce que l’on entend par « estime de soi » ? Là aussi, c’est un terme qui peut prêter à confusion.

L.P. : Parmi les différentes incompréhensions du bouddhisme en Occident, il y avait l’idée que, puisqu’il faut réaliser ce non-soi, le soi ou l’ego devient l’ennemi. Or les enseignements du Bouddha ne disent pas cela. Ils nous invitent à prendre le soi comme base pour petit à petit dépasser ce soi et changer de mode connaissance. Pour ce faire, il faut les qualités, et l’idée est que l’estime de soi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, va être une ressource nécessaire pour changer ce mode de connaissance. A la fois une bienveillance envers soi-même, en même temps une vision de soi-même et également une confiance en soi. Cet ensemble va nous permettre de trouver les ressources qui vont nous permettre de parcourir ce chemin de changement de connaissance.

S.B. : Comment cette estime de soi se construit-elle pour nous ?

L.P. : L’estime de soi commence par le fait de se sentir valable c.à.d est-ce que j’ai cette bienveillance envers moi-même ? Quelque chose d’une certaine façon d’inconditionnel. D’un côté, j’évalue ce que je suis, mais, au-delà de l’évaluation, de la conscience de ce que je suis, il y a cette stabilité intérieure qui me dit « je suis respectable », « je suis valable, je suis au monde et je peux être au monde ».
Ensuite, il y a un deuxième aspect – tout cela étant des facettes différentes d’un même sentiment – qui est la conscience de soi, conscience de mes qualités, de mes défauts, je sais où j’en suis. Mais la vision de soi va un peu plus loin c.à.d elle part du principe que je peux faire face à ce que je suis, à la difficulté que je rencontre, à l’adversité.
Le troisième aspect est la confiance en soi et cela a à voir avec mes capacités, mes compétences : suis-je capable de faire des choses ?
Le premier : je suis valable
Le deuxième : je suis adaptable
Le troisième : je suis capable

L'estime de soi est nécessaire sur le chemin spirituel

L’estime de soi est nécessaire sur le chemin spirituel

Ainsi, quand on voit les maîtres du passé comme Milarépa ou Gampopa, on va voir que Milarépa, après avoir détruit son village et tué des êtres, des personnes de son entourage, si l’on regarde sa réaction, a décidé de se transformer, de sortir de ça. Il a eu cette bienveillance et il s’est senti capable de le faire. Il va à la recherche de son maître Marpa et il a conscience de ses capacités et de ses défauts. L’estime de soi est nécessaire pour pouvoir parcourir le chemin.

S.B. : Mais, pour revenir à la construction de cette estime de soi, que peut être le rôle des parents dans l’éducation des enfants, puisque finalement tout se construit dès le plus jeune âge ?

L.P. : Essentiel. Alors, évidemment, dans le bouddhisme, on n’arrive pas avec des valises vides ; chacun a son karma. Mais, au-delà du karma, il y a les circonstances que l’on rencontre. Et là, dans la construction d’un individu, le rôle des parents et des éducateurs en général est essentiel. Pour que quelqu’un puisse se sentir respectable et avoir cette bienveillance envers lui-même, il doit en être nourri dès le départ. Les parents ont quelque chose à montrer un exemple, pas seulement quelque chose à dire. De même, pour la confiance en soi, elle est fondée sur les compétences et ces compétences, on ne les sort pas de nulle part, elles nous sont apprises par l’école, par les gens qui nous entourent. On a ce potentiel d’estime de soi, mais, en même temps, il est construit, il est nourri par les personnes qui nous accompagnent depuis la naissance jusqu’à notre autonomie.

S.B. : En quoi cette estime soi peut-elle nous permettre d’aller au-delà de nos fonctionnements égocentrés ?

L.P. : En réalité, le chemin spirituel n’est pas un chemin facile. Au-delà de ce que l’on peut entendre sur un bouddhisme facile à vivre, de détente et d’ouverture, il y a un réel travail sur soi-même. Ce travail sur soi-même demande des ressources. Tout à l’heure, on a dit qu’il s’agissait de s’appuyer sur cette notion de soi pour dépasser ce soi. On va donc partir d’une connaissance égocentrée pour aller vers un mode connaissance plus ouvert, moins conditionné. A ce moment-là, il va falloir développer des états d’esprit qui vont nous permettre petit à petit cette transformation. On ne passe pas d’une attitude égocentrée à cette grande nature de l’éveil parce qu’on le décide.
Ces qualités à développer vont donc être des qualités intérieures, des états d’esprit comme le respect de soi, le respect de son éthique, la considération envers les autres c.à.d la façon d’entrer en relation avec les autres de façon inspirante, la dimension de compassion … De développer toutes ces qualités demande cette confiance et cette estime de soi qui vont nous permettre d’aller petit à petit au-delà de ce que je vis maintenant, ou plutôt au cœur de ce que je vis maintenant, pour trouver ce mode de connaissance qui n’est plus égocentré.

S.B. : Concrètement, que pouvez-vous nous conseiller pour y arriver dans notre pratique ?

L.P. : L’essentiel, si l’on ramène l’enseignement du Bouddha à l’essentiel, cela reste cette dimension de connaissance de soi, d’attention, de vigilance, de présence. Un entraînement à la présence à soi et aux autres semble être le socle.
Par cette conscience, je vais pouvoir développer des qualités et abandonner ce qui cause la confusion, ce qui cause la souffrance.
Le développement de cette qualité de vigilance accompagnée de la bienveillance, de l’ouverture aux autres, de la compassion, demande aussi une certaine clarté intérieure et une stabilité intérieure. Ainsi, petit à petit, cela va donner la place à d’autres qualités.
Une notion un peu plus délicate à manipuler, c’est la notion de mérite parce qu’elle est vraiment liée à l’enseignement du Bouddha. C’est cette nécessité de rassembler, dans le courant de son être, les actes bénéfiques, vertueux, des actes qui vont comme fertiliser l’esprit. En effet, c’est de là que va naître une compréhension, une clarté, et ainsi, petit à petit, soutenu par cette estime de soi, je vais passer d’un fonctionnement égocentré à un autre fonctionnement, où effectivement l’estime de soi n’aura plus de sens parce que le soi n’y sera plus.

S.B. : Pour conclure, ces deux notions ne sont définitivement pas contradictoires en soi. Elles marchent ensemble ?

L.P. : L’estime de soi est nécessaire quand on est pris dans le soi. C’est par l’estime de soi que l’on va pouvoir aller petit à petit vers ce mode de connaissance non conditionné.

Dépasser les défis

Une vision bouddhiste du monde et de la crise : il y a deux ans, le Gyalwa Karmapa a publié un article dans le Huffington Post sous le titre de « Apprendre de Lehman ». « il est crucial d’être conscient de tout ce qui se passe dans le monde et d’y être relié. » dit-il. Il montre, sans le dire, comment les valeurs d’une voie comme le bouddhisme peuvent s’inscrire dans une société laïque.

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Le samedi 15 septembre marque les quatre ans de la chute des frères Lehman, le début de la crise économique. Même si nous avons vu et éprouvé la douleur et la peine causées par le système économique à tant de monde sur la planète, nous ne pouvons pas non plus oublier que, dans le passé, ce système a été prévu pour être quelque chose de bon et de bénéfique à chacun. Nous devons nous souvenir qu’il faut savoir associer les qualités de compassion et de sagesse à tout ce que nous faisons, en matière d’économie tout comme dans nos vies quotidiennes.

Depuis que j’ai commencé à voyager, il y a près de quatorze ans, j’ai visité de nombreux pays très différents. Si ces voyages m’ont beaucoup appris, la tournée européenne de cette année, « La Richesse de l’Europe », a été particulièrement instructive. J’ai rencontré de nombreux jeunes, y compris les jeunes ambassadeurs du Prince’s Trust, et je les ai écoutés parler de ce qu’ils traversent, de ce qu’ils éprouvent au sujet de la vie, de la situation économique actuelle et aussi de leur façon d’imaginer le futur.

Il y a toujours une façon de dépasser les défis.

Il y a toujours une façon de dépasser les défis.

Nous sommes tous reliés

J’ai également compris grâce à ces échanges qu’aussi longtemps que nous prenons naissance en tant qu’êtres humains et que nous vivons dans ce monde, peu importe la vie que nous menons, nous sommes tous reliés avec tous les individus et toutes les sociétés de cette planète et nous ne pouvons pas fuir les responsabilités ni les circonstances mondaines.

Même pour moi, enseignant bouddhiste qui essaie de suivre le chemin du Bouddha Shakyamuni, il est crucial d’être conscient de tout ce qui se passe dans le monde et d’y être relié.

C’est avec cet état d’esprit que j’ai mis en place l’initiative de « La Richesse de l’Europe ». Plus de 700 jeunes européens ont partagé leurs inquiétudes, leurs aspirations et leurs priorités dans un sondage au cours des dix dernières semaines. Les résultats du sondage ont clairement montré que la grande majorité des jeunes classe les valeurs non matérielles plus haut que la richesse matérielle. Grâce à ce que j’ai appris des enseignements du Bouddha, je m’attendais déjà à ces résultats. Néanmoins, ils sont pour moi très encourageants, très inspirants et me donnent beaucoup d’espoir.

Les qualités demeurent en nous-mêmes

Aussi déroutantes que les choses puissent parfois paraître lorsque nous considérons l’état du monde, il y a toujours de l’espoir et une façon de dépasser ces défis. En particulier lorsque nous voyons le potentiel des jeunes, tout ce dont nous avons besoin est de partager et de communiquer. Lorsque nous échangeons nos points de vue et nos réflexions, les qualités que nous avons tous émergent naturellement. Sans communication, nous pouvons entretenir toutes sortes d’idées et de moyens positifs, mais ils restent en sommeil. Cependant, dès que nous commençons à communiquer, même la plus infime des ressources devient vraiment vitale et efficace.

Inutile de nous mettre sous pression pour changer ou réformer le monde : en étant conscients et en ayant une communication claire et constante, nous pouvons en avoir une vue et une perspective holistiques. Prenons le simple exemple de l’initiative de « La Richesse de l’Europe » : quelques pensées et idées ont été partagées, elles ont apporté davantage de conscience de la richesse de l’Europe à travers le regard des jeunes.

Forts de cette pensée, nous savons naturellement que nous devons nous concentrer sur notre richesse intérieure — que nos qualités intérieures sont les facteurs les plus importants pour vivre une vie porteuse de sens. Grâce à ces qualités, nous acquerrons également une sagesse pour savoir comment entrer en relation avec les valeurs matérielles, dans quelle mesure nous devons utiliser la richesse matérielle et comment le faire avec responsabilité.

J’espère qu’une plus ample communication nous permettra à tous d’amener cette conscience dans le monde entier, afin que chacun puisse apprendre et à appliquer les leçons du passé.

Karmapa Thayé Dorje

La présence, un savoir-être à cultiver

Voici quelques extraits d’un livre qui vient de paraître : « La présence, un savoir-être à cultiver » d’anila Trinlé aux éditions Rabsel.

La présence est un processus vivant qui nous révèle à nous-même et, de ce fait, nous permet d’entrer en relation de façon nouvelle avec les autres. Ce savoir-être se décline ainsi au quotidien, dans nos relations, affectives, relationnelles ou professionnelles.

Ce livre apporte un éclairage nouveau sur la présence. Il est le fruit de la rencontre du bouddhisme et de l’accompagnement des personnes en souffrances. Développer une plus grande conscience de notre réalité, clarifier nos motivations, accroitre notre bienveillance et notre discernement, autant de clés pour déployer une présence fertile pour soi et pour les autres.

Ce n’est pas un livre de recettes ou une méthode de plus pour être efficace au quotidien. Il nous donne des clés, des ouvertures, des pistes, afin que la rencontre avec l’autre (et, du coup, avec soi même) soit fertile. Ce texte n’a pas été écrit pour donner des réponses, mais bien pour nourrir notre réflexion. 

Les extraits :

Introduction

La présence peut se définir comme une manière de connaître ce que nous vivons. Cela suppose une qualité d’attention et une ouverture à ce qui se passe, tant en nous qu’à l’extérieur de nous-mêmes. La présence se cultive, s’affine, elle est à découvrir, à nourrir. Être présent de façon authentique suppose donc un entrainement. Il ne s’agit pas d’un état figé. Différents paramètres entrent en jeu, chacun demandant à être travaillé. La présence est un processus vivant qui nous révèle à nous-mêmes et, de ce fait, nous permet d’entrer en relation de façon nouvelle avec les autres. Pour développer cette présence, il s’agit cependant moins de questionner la situation que « moi » dans la situation.

L’impermanence

Bien que nous sachions notre finitude, nous nous vivons, au moment même de l’expérience, comme étant permanent. Nous avons le sentiment d’être durable, « moi » semble exister de façon forte comme étant une entité permanente.

Pourtant, nous savons bien que tout ce qui a un début a une fin, que tout ce qui commence se termine un jour, que tout ce qui nait meurt. Nous le savons intellectuellement, mais notre expérience ne prend pas en compte cette donnée incontournable de notre réalité.

Ainsi, nous recherchons et construisons notre bonheur en nous appropriant ce que nous aimons, tout ce qui nous plait, nous intéresse, nous rassure, sans considérer leur impermanence. À bien y regarder, nous construisons notre bonheur sur du sable pensant l’ancrer dans une terre solide et fertile.

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L’accompagnement d’une personne malade et/ou en fin de vie

Le mot « accompagner » vient d’un ancien mot « compain », qui signifie, partager le pain. Si on replace ce mot dans son contexte médiéval où la foi chrétienne était très présente, la symbolique du pain était associée à la vie. On parle du pain de la vie. Donc, accompagner, peut s’entendre sans ambiguité comme « partager un moment de vie ».

Mais accompagner ne relève pas seulement d’un savoir-faire, c’est avant tout un savoir-être, et ce savoir-être se cultive. Lorsque nous parlons d’être présent à une personne en souffrance, il s’agit en fait d’être conscient de ce que nous vivons à l’instant même de la présence, de développer la conscience de ce que vit l’autre, tout en étant présent à l’environnement, aussi bien structurel que relationnel de la personne accompagnée.

Être conscient de ce que nous vivons induit une réflexion sur notre motivation, s’appuyer sur nos ressources, développer celles qui sont faibles et acquérir celles qui nous font défaut. C’est également accepter de rencontrer nos peurs, nos émotions perturbatrices, nos attentes et déceptions afin d’aller vers plus de clarté.

Conclusion

Pourquoi travailler sur la présence, le prendre soin ? La proposition est d’amener les situations d’accompagnement au chemin spirituel en clarifiant notre motivation, afin de donner à notre existence un sens bénéfique pour nous-même et pour les autres. Le Bouddha parle d’accomplir les deux bienfaits, le notre et celui des êtres.

Anila Trinlé

La tolérance ne suffit plus

La rencontre interreligieuse nous semble être un des éléments fort de la cohésion sociale. Rarement dans l’histoire de l’humanité autant de religions et de courants de pensée ont été rassemblés en un même lieu, à une même époque. Néanmoins, aujourd’hui la tolérance n’est plus une garantie suffisante pour le vivre ensemble. La simple acceptation de l’autre, dans une coexistence mutuelle et respectueuse ne peut répondre à notre situation nouvelle. Aussi, nous faut-il aller au-delà de la rencontre interreligieuse pour aller vers le dialogue « interconvictionnel ». Une notion née il y a une vingtaine d’années qui invite à une pratique du dialogue prometteuse. C’est pour cela que Dhagpo Bordeaux, dans son développement, envisage la mise en oeuvre de telles rencontres.

L’intime conviction

La conviction s’oppose au préjugé. Elle permet de passer de l’ignorance à la connaissance, du jugement à la conscience personnelle. Elle se construit au fil de l’histoire de vie de chacun, elle est le fruit de réflexions et d’expériences individuelles, l’aboutissement (parfois provisoire) d’un examen critique renouvelé. Bien plus qu’une croyance, elle dépasse évidemment les opinions.

Nous pouvons expliquer, même démontrer nos convictions aux autres, car elles sont le fruit d’un processus intime. Elles peuvent justifier notre engagement pour une cause. Les convictions concernent autant la pratique d’une éthique personnelle que l’engagement social, autant une démarche politique que l’adhésion à une religion ou une spiritualité. Nos convictions s’enracinent en nous en profondeur, elles sont liées à l’élaboration de nos valeurs qui guident nos choix dans la plupart des circonstances de la vie (même si la vie nous montre combien il est parfois difficile de vivre nos convictions au quotidien).

Un véritable enjeu s’impose à nous lorsqu’il nous faut rencontrer, échanger, collaborer, bref, vivre avec des personnes de convictions différentes, voire opposées aux nôtres. C’est ici que l’exercice du dialogue devient incontournable, ”le dialogue interconvictionnel”.

Le dialogue est à chaque fois un défi

Le dialogue est à chaque fois un défi

L’interconviction

L’autre est l’espace privilégié pour forger et développer nos convictions. L’autre est irréductible à notre propre réalité ; pour le rencontrer, il nous faut nous ouvrir à son questionnement, à sa critique. Si le dialogue est authentique, l’autre est prêt à écouter les notres. « Le dialogue interconvictionnel est le milieu vital de la conviction, le lieu de sa vérification, sa sauvegarde. »

Néanmoins, un tel dialogue est à chaque fois un réel défi. Si nous sommes mûs par un désir honnête de rencontre, de découverte et de reconnaissance, nous sommes prêts alors à mettre en jeu nos convictions, à les exposer à la remise en question, explorant alors le terrain fertile de l’enrichissement mais aussi de la vulnérabilité. Le risque de la rigidité reste en embuscade : nous rabattre dans le déni ou la dévalorisation des convictions de l’autre, ou encore dans la minimisation des différences. Bref, rater le rendez-vous est toujours possible : les préjugés et les peurs peuvent nous emmener sur les rives du dogmatisme, sans qu’il ne dise même son nom.

La rencontre interconvictionnelle ne s’improvise donc pas. Elle demande un apprentissage, des règles, une culture du dialogue. A ce titre, Albert Camus, en 1950, donne un éclairage inspirant sur ce qu’est le dialogue : « Je n’essaierai pas de modifier rien de ce que je pense, ni rien de ce que vous pensez (pour autant que je puisse en juger) afin d’obtenir une conciliation qui nous serait agréable à tous. Au contraire, ce que j’ai envie de vous dire aujourd’hui, c’est que le monde a besoin de vrai dialogue, que le contraire du dialogue est aussi bien le mensonge que le silence, et qu’il n’y a donc de dialogue possible qu’entre des gens qui restent ce qu’ils sont et qui parlent vrai. » C’est sans doute à cette condition que la confrontation devient productive.

Quelles convictions ?

Il s’agit de sortir des limites de l’interreligieux et ouvrir la rencontre autant aux traditions religieuses qu’à d’autres formes d’engagement personnel non confessionnels comme l’athéisme ou l’humanisme. Il ne s’agit pas d’échanger pour le principe ou sur des principes uniquement, mais de questionner notre présence et nos engagements dans le monde. Le propos de l’interconvictionnalité est d’ouvrir un débat citoyen entre citoyens.  Son champ d’application est d’abord celui des associations de la société civile afin de participer à la cohésion sociale.

Quels effets peuvent avoir des paroles échangées, même si ce sont des paroles de vérité ? C’est Jigmé Rinpoché  dans son ouvrage d’entretiens « Le Moine et le Lama » qui donne un élément de réponse : « Chacun continue évidemment de suivre sa propre voie, mais le dialogue réussi devient puissant facteur de paix et d’harmonie qui étend ses effets bien au-delà du cercle des pratiquants directement concernés. »

Notre démarche consiste à sortir du principe de non contradiction : s’il y en a un qui a raison, les autres ont donc tort ! D’ailleurs, il ne s’agit pas ici d’avoir tort ou raison, mais d’éprouver le vivre ensemble dans la multiplicité de nos convictions au coeur de la laïcité. C’est une affaire d’estime mutuelle.

Puntso

Sources :
L’interconviction de Bernard Quelquejeu.
Le Moine et le Lama de Dom Robert Legall et Lama Jigmé Rinpoché, Editions Fayard
La citation d’Albert Camus est issue de Actuelles Ecrits Politiques, Gallimard Paris 1950 et citée dans la présentation du G3i

La déception ? Une alliée !

Une relation est un long chemin à parcourir à deux. C’est une rencontre qui se nourrit, s’approfondit. C’est l’opportunité de se rencontrer soi-même et l’autre. C’est un chemin de réajustement, de clarification. C’est aussi un chemin de déception et de découvertes réjouissantes.

Sans que nous nous en rendions toujours compte, notre fonctionnement qui ne nous permet d’avoir accès qu’à notre propre représentation de notre réalité et à celle de l’autre, nous amène à éprouver déception et contrariété. Je ne l’aurais pas cru capable de faire ceci, de dire cela, il ou elle me déçoit…

Mais qu’est-ce que la déception ? La déception envahit l’esprit, elle fait douter de soi, de l’autre, elle suscite la colère et le rejet. Mais à bien y regarder, la déception montre que ma vision de l’autre, de la situation et même de moi-même n’était pas juste.

Je n’ai accès qu’à ma vision de la réalité, et le meilleur moyen de sortir de mes représentations figées, c’est d’accueillir la déception comme opportunité de rencontrer le non su, le non vu, l’inconnu. C’est l’opportunité d’un réajustement, parce que ce que j’envisageais comme « une évidence » n’est pas la réalité !

Accepter que ma vision ne soit pas juste puisque les circonstances me prouvent que les choses ne se passent pas toujours comme je le voudrais, que les êtres ne sont pas nécessairement tels que je me les représente. Et que s’ils sont différents de ce que je croyais, cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas justes, ni bons, ni intelligents. Ils sont autres, différents de ma représentation, c’est tout.

culpabilite

Je n’ai accès qu’à ma vision de la réalité

Intéressant d’aller voir du coté de l’étymologie, (« deceptio » du latin tardif) signifie « tromperie », « tromper ». Face à une déception nous avons tendance à croire que ce sont les autres qui se trompent, qui nous trompent, lorsque nous sommes déçus, alors que c’est « moi » qui me suis trompée en envisageant l’autre comme je voudrais qu’il soit !

Si je suis déçue, je me trompe et à moi d’en assumer la responsabilité sans jeter la pierre sur celui ou celle qui me déçoit. Plus facile à dire qu’à vivre bien souvent ! Lorsque nous sommes déçus, nous ressentons que c’est l’autre, les autres qui nous déçoivent et non pas que nous nous sommes trompés dans notre représentation.

Par exemple, je pense que mon amie me connait suffisamment pour reconnaitre mes compétences, ma valeur, mes forces, mais aussi mes manques, mes lacunes ou mes fragilités. Or, sur un point qui pour moi est très important, supposons la reconnaissance de ma place dans une entreprise, en une phrase, elle m’en dénie la légitimité : « ce qu’il faudrait ici, c’est une autre secrétaire « , et ce, devant tous mes collègues ! Or, je suis secrétaire…

Imaginez ma déception ! J’entends mon amie dire qu’il faudrait une secrétaire « autre », plus compétente que moi ; mais peut-être qu’elle voulait dire c’est : « il faudrait une secrétaire supplémentaire » ! Comment savoir si ce n’est en clarifiant avec elle, seulement la déception dresse une barrière entre elle et moi, ma colère invalide une quelconque discussion et je reste enfermée sur mes doutes !

Trungpa Rinpoché, un maitre bouddhiste tibétain dit à propos de la déception dans son ouvrage « Pratique de la Voie Tibétaine » : « La déception manifeste que nous sommes fondamentalement intelligents. On ne peut la comparer à rien d’autre ; elle est si nette, précise, évidente et directe. Si nous pouvons nous ouvrir, nous commençons soudain à voir que notre attente n’est pas pertinente, comparée à la réalité des situations que nous affrontons, et automatiquement surgit un sentiment de déception. »

La déception, une porte d’entrée vers plus de clarté, voilà à quoi nous incite cette réflexion. Rencontrer la déception, y voir nos attentes déçues, et réajuster notre regard sur nous-même et sur les autres. L’entrainement sur la chemin bouddhiste nous invite à regarder notre fonctionnement avec bienveillance et développer une plus grande clarté sur nos dysfonctionnements, afin d’aller vers plus discernement et de générosité.

Anila Trinlé

La vie professionnelle : une éthique au quotidien 

Cet article a été publié dans le magazine Regard Bouddhiste du mois de septembre consacré à la vie professionnelle. 

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Voie de libération et développement personnel 

Parler du bouddhisme et de la vie professionnelle nous met naturellement face à une première ambiguïté. Le bouddhisme est une voie de libération de la souffrance par un profond travail d’introspection alors que le but de l’entreprise est de produire des biens ou des services ; pour survivre et se développer, elle cherche à créer de la valeur en générant du profit. Pour le dire sans nuance : alors que l’un questionne le désir, l’autre cherche à le nourrir. Comment ces deux-là peuvent-ils se rencontrer et collaborer utilement ?

La pratique bouddhiste a plusieurs perspectives. Une des façons de la définir est de l’aborder en termes des trois entraînements : l’éthique, la méditation et le discernement. L’éthique peut se résumer au fait de ne pas nuire, individuellement ou collectivement. La méditation consiste à dévoiler la lucidité et la clarté de l’esprit, et de le pacifier. Quant au discernement, il permet de percevoir les situations telles qu’elles sont, le jeu de causes et de circonstances. Le Bouddha les a enseigné pour permettre à chacun de dissiper la méprise ou l’ignorance qui nous caractérise tous et qui est la cause première de notre insatisfaction, de notre souffrance. Une autre perspective de la pratique bouddhiste, outre le processus de libération, consiste à « embellir le monde » c’est-à-dire  de mettre en oeuvre des moyens pour générer des circonstances favorables aux humains, de leur procurer de meilleures conditions de vies.

En ce sens, on peut trouver dans le bouddhisme des valeurs et des méthodes qui permettent un mieux vivre dans l’entreprise et, surtout, de développer une dimension éthique de façon très concrète dans l’organisation et dans les relations tant en interne que vers l’extérieur. Il s’agit de faire de notre vie professionnelle une démarche éthique. C’est l’éthique qui est le fondement de tout développement, que ce soit dans la vie professionnelle ou dans une démarche spirituelle. Lorsque j’intervenais en entreprise, j’ai rencontré des équipes managériales dont la préoccupation était, bien sûr, de maintenir un appareil de production générant du profit, mais qui ne dérogeait pas à l’éthique à tous les niveaux : qualité du produit, qualité de vie dans l’entreprise et respect du client. C’était, pour eux, un défi quotidien.

Une autre ambiguité apparait. Que signifie « bouddhisme et vie professionnelle ». Faut-il aller prêcher dans les entreprises ? Mettre tout le monde à la méditation ? Proclamer des valeurs respectueuses de l’humain ? Comment, concrètement, faire vivre des principes dans un monde qui n’est pas, a priori, destiné à intégrer une approche spirituelle dans son activité.

L’universalité du bouddhisme permet d’y puiser des ressources sans qu’elles ne soient connotées par un quelconque aspect religieux ou spirituel.

Prenons quelques exemples. Cultiver une motivation qui associe le développement de l’entreprise avec le bien-être des partenaires, développer une conscience des perturbations émotionnelles qui entravent la communication afin d’améliorer le travail en équipe, travailler sur les causes et les symptômes du stress, aider à gérer le temps en identifiant les réelles priorités, et il y en a d’autres.

La vision que propose le bouddhisme et les méthodes qui y sont associées sont applicables pour qui veut améliorer la vie au travail. Il ne s’agit pas d’avancer masqué, mais il est inutile de poser un label « bouddhiste » sur une approche qui, finalement, est une façon profondément humaine et lucide d’aborder les situations. Une chose est de s’inspirer de l’enseignement du Bouddha, une autre est de devenir bouddhiste. Il me semble que ce n’est pas trahir une transmission authentique vieille de 2600 ans que de s’en inspirer pour permettre aux humains de devenir plus humain. L’erreur consisterait à prendre l’un pour l’autre et à réduire le bouddhisme à un développement personnel. Les deux ont leur raison d’être.

Les pièges de la méthode 

Comment irriguer la vie professionnelle d’une approche fondée sur le bouddhisme ? Comment injecter des valeurs voire des méthodes inspirées par l’enseignement du Bouddha dans le monde du travail ?

Le point de départ est toujours le même : la prise de conscience de l’insatisfaction qui nait de notre façon d’aborder les situations et la certitude qu’une transformation est possible. C’est le principe des quatre vérités des Nobles. Comme le dit Jigmé Rinpoché : « L’esprit, qui est fondamentalement lucidité, clarté et sagesse, peut trouver les solutions à ses propres problèmes. »

Un élément, cher au bouddhisme, est ici essentiel : l’exemplarité. Le directeur d’une chambre consulaire que j’ai accompagné témoignait de l’évolution de ses collaborateurs au fur et à mesure que lui-même changeait ses modes d’écoute et de communication, et faisait évoluer sa posture au sein de son équipe.

Sur base de cette prise de conscience, les formes de la démarche peuvent être multiples. Aller à la source et suivre des enseignements bouddhistes transmis par des enseignants qualifiés. Il existe aujourd’hui des coachs et des formateurs qui fondent leur approche sur le bouddhisme. Il existe également des groupes de réflexion qui, par des échanges réguliers, éclairent la pratique professionnelle à la lumière du bouddhisme.

Nous remarquerons que l’option proposée est d’abord un démarche individuelle. Elle peut, selon les circonstances, se décliner collectivement au sein d’une structure, mais cela dépend bien sûr des décideurs.

Mais quelle que soit l’approche, il est essentiel d’être clair sur ce qu’est une méthode et ses effets. Une méthode ne change pas quelqu’un qui ne souhaite pas se transformer. C’est la motivation qui prime (autre élément fort dans le bouddhisme). Elle peut naître au fil du processus de formation, mais elle est primordiale.

Toute transformation est affaire d’entrainement. Une formation commence quand elle se termine. Devenir éthique ne se décide pas mais se cultive. C’est l’entraînement qui permet la transformation. Le Bouddha a expliqué à de nombreuses reprises qu’il pouvait partager les conditions de la transformation, mais que les seuls qui pouvaient se transformer c’était nous-mêmes.

Un dernier aspect à éviter : l’attitude extrême qui consiste à mettre les situations au service de la méthode, à enfermer les situations dans une grille de lecture figée. Toute méthode est au service de la réalité et non l’inverse. Le bouddhisme n’est pas une théorie à appliquer, il est un chemin d’exploration, une façon de devenir autonome. Certes, il y a des critères, des méthodes, des vues bien spécifiques, mais c’est à chacun de les faire vivre dans son contexte.

Quelques exemples

Les ressources que propose le bouddhisme se déclinent de différentes manières selon les divers aspects de la vie professionnelle. Voici trois propositions d’approche. Ce ne sont que des pistes qui demandent à être développées :

La gestion du temps : le temps nous manque et nous l’éprouvons de façon chaotique. Aborder la gestion du temps commence par une réflexion sur l’impermanence, le temps qui passe et notre manière de l’éprouver. Elle demande à revisiter nos priorités et d’aller voir du côté du désir et des fascinations. La question n’est pas de remplir l’agenda de la façon la plus efficace, mais de donner priorité à nos réelles priorités et de trouver un équilibre entre les différents engagements de notre vie. Cela oblige à revisiter nos motivations et à mettre en oeuvre les moyens de les incarner.

La gestion du stress : le stress nait de l’impression réelle ou imaginaire de ne pas avoir les ressources nécessaires pour faire face aux situations. Inutile d’en rappeler les conséquences tant au niveau physique que psychique. Le bouddhisme, outre la méditation, offre de nombreuses méthodes pour prendre conscience des perturbations émotionnelles qui nous traversent et pour trouver une détente vigilante qui nous donne la clarté nécessaire pour répondre de façon adaptée aux situations. Le fait de nous relier à notre motivation et de la clarifier redonne également du sens à notre activité.

La communication et le travail en équipe : le bouddhisme nous invite d’abord à un travail d’introspection. Nous avons la capacité de poser un regard direct sur nos fonctionnements, nos représentations et nos projections afin de les reconnaître. C’est ce regard intérieur, de plus en plus précis et subtil, qui nous permet de mieux comprendre les autres et d’adapter notre communication à nos interlocuteurs.

Dans la vie professionnelle, il s’avère que le quotidien et la routine nous coupent des fondamentaux : la motivation, la conscience de ce que nous vivons, la présence des autres, etc. Prendre un temps quotidien afin de nous relier, encore et encore, à l’essentiel est salutaire. Le critère enseigné par le Bouddha à ne jamais perdre de vue est la perspective des deux bienfaits : le notre et celui des autres. Si nous ne sommes centrés que sur nous-mêmes, nous ne pouvons embrasser les situations en considérant les autres de façon claire. Si nous n’agissons que par rapport aux autres, nous nous perdons dans l’activité, coupé de nous-même, ce qui, tôt ou tard se paie cher en stress et en perte de sens.

Conclusion

Le bouddhisme n’a pas de solutions toute faites ou de méthodes prêtes à porter afin de donner sens à la vie professionnelle. Introduire le bouddhisme dans la vie professionnelle est affaire d’entraînement, de conscience intérieure, de questionnements afin d’aller vers plus de bienveillance et d’éthique. Comme nous l’avons dit, c’est un défi au quotidien dans lequel chacun, individuellement ou en groupe, peut enrichir sa vie. C’est bien de richesse intérieure dont il s’agit.

Lama Puntso

Pour aller plus loin : dharmanagement
Pour approfondir : Être serein et efficace au travail 

Un élément, cher au bouddhisme, est ici essentiel : l’exemplarité

Un élément, cher au bouddhisme, est ici essentiel : l’exemplarité

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